Une femme sans histoire

INTRODUCTION

Le monde des Lettres commence à reconnaître ma soeur aînée, Eva. Les articles de journaux, les interviews radiophoniques et les prix littéraires commencent à se succéder à une vitesse telle que le fan-club d’Eva, incarné par sa génitrice, n’arrive plus à suivre la mise à jour de l’album des souvenirs.

Qu’elle est l’origine de cette succes story ? D’où vient Eva ? Qu’elle est l’histoire de cette femme dont beaucoup de membres de la gente féminine se retrouve dans ses héroïnes ? Et c’est ici que se trouve le nœud du problème : Eva est une femme sans histoires comme elle l’a elle-même avoué. Les lignes qui suivent vont essayées de vous donner un embryon d’explications.

Eva, baptisée Evelyne devant Dieu et devant un parterre de célébrité familiale, a commencé sa vie artistique en changeant une première fois son nom : Plume-Plume. Plume-Plume n’est pas une jeune fille précoce qui a édité son premier roman à 12 ans, elle n’est pas la fille non reconnue d’un illustre personnage, elle n’a pas un éditeur doué dans le marketing qui ferait un best-seller à partir de n’importe quoi. Elle n’a pas sa photo dans les magasines People. Elle ne se cache pas derrière un peintre célèbre pour faire croire à ses lecteurs que le Christ a fait des propositions indécentes à toutes les filles de Galilée. Plume-Plume a tressé son panier de compétence au fils de ses lectures et de ses rencontres variées. Elle puise son imagination dans ce panier des Danaïdes. Pourtant la mise en place et en forme de ses lignes sur le papier vierge de tous soupçons est l’expression d’un manque profond et vital : Plume-Plume est une femme sans histoires. Elle est en quête de quelque chose que l’on vous raconte dans les belles histoires, ce paradis perdu mais promis tant de fois. Nous recherchons toutes et tous l’Est d’Eden sans nous rendre compte que la terre est ronde et que nous sommes aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest du Lotto de la vie.

Aussi loin que je remonte dans mes souvenirs, Plume-Plume n’a jamais eu de problèmes, de remontrances ou d’aventures qui remplissent un cabas dans lequel elle aurait pu puiser pour raconter des histoires à ses petits enfants le soir au coin du feu. Déjà lors du projet « Bébé », ses parents ne se sont pas posés trop de questions. A l’époque, les jeunes gens courtisaient en tout bien tout honneur. Puis après un temps jugé suffisant par les porte-culottes des familles respectives, les jeunes se mariaient, trouvaient du travail et un toit. Ensuite, sur les conseils des génitrices en titre, ces jeunes copulaient et enfantaient dans la douleur pour respecter les préceptes bibliques enseignés dès le plus jeune âge.

Plume-Plume est un chapitre, produit de deux histoires aussi différentes que complémentaires. Comme je n’ai pas voix à ce chapitre, je vais essayer de vous le relater par écrit.

LA CONCEPTION                                        

Pour concevoir un être unique, il faut être deux. C’est mathématique. Avant d’aller plus loin dans la présentation de Plume-Plume, je me dois donc vous présenter ces deux entités.

Pour la phase d’accouplement, la première moitié de Plume-Plume était un spermatozoïde de première classe, une grosse tête légèrement dégarnie pourvue de deux énormes favoris et d’un flagelle dont la vigueur aurait fait pâlir un boa à la force de l’âge. D’après des études minutieuses, il descendrait en droite ligne de Charlemagne et non des Wisigoths[1] contrairement à ce que certains professeurs d’histoire essayent de nous faire gober. L’histoire de ce gamète n’est pas un simple œuf à la Colomb.

La plupart des membres de la lignée ancestrale étaient des agriculteurs qui passèrent leur existence à cultiver la terre et les calembours Wallon. Ils le firent si bien que le dernier membre actif de cette lignée était doté d’une grande culture dont une portion fut cédée à Plume-Plume. C’est ce que les érudits appelleront plus tard la part du père. Certains écrits se plaignent du nom de ce dernier quelque peu court et sec[2]. Il est cependant plus facile à prononcer pour les bègues. Lors des présentations certains aiment à passer leur temps à réciter la litanie de leur nom alors que les SMET préfèrent rentrer dans le vif du sujet. Ces gens si proches de la nature, sans être naturistes pour la cause, veulent du concret, du tangible. Ils ne s’encombrent pas des subtilités de la langue de Molière et consorts. Ils ont mené une vie de bon chrétien avec des hauts et des bas. Les temps sont durs pour tout le monde, et les taons : les agriculteurs connaissent. Ils n’ont pas laissé beaucoup de trace dans les livres d’Histoire ou dans ceux de leurs descendants. Je vous entends d’ici, c’est à cause d’eux et de leurs gênes si Plume-Plume est une femme sans histoire ! Que nenni ! Il n’est point besoin d’être riche ou célèbre, comte ou duc pour avoir le droit de vivre des moments d’Histoire. Je préfère avoir un ancêtre qui a un jour aidé la veuve du village à rentrer son bois plutôt qu’un Christophe, Colomb de son nom, qui n’a jamais mis le moindre pied sur le sol des Amériques même si des personnages cultivés comme Robert dit Le Petit ou La Rousse dit La Rousse vous racontent le contraire.

Pour en revenir à notre phénomène de la nature, le spermatozoïde n° 2.323.625, porteur du génome familial, des espoirs de son père et des recommandations de sa mère, était venu avec ses frères dans cet Eden féminin entre l’ovaire et l’utérus. Bien qu’ayant l’esprit de famille très développé il avait choisi de faire cavalier seul au dernier moment et de trouver en solitaire le chemin qui le mènerait à la deuxième moitié de Plume-Plume. « Après tout, ce disait-il, le meilleur moyen d’obtenir une permission c’est de ne pas la demander[3] ». Sans boussole ni compas, seulement avec l’instinct du braconnier comme à la grande époque de la chasse aux Doryphores.

La seconde moitié de Plume-Plume fut importée directement du continent africain. Elle n’était pas enchaînée dans les cales d’un bateau en chantant le blues mais plutôt déchaînée dans un de ces oiseaux mécaniques qui survolent la savane en lestant de temps en temps des bouteilles de Coca histoire de donner des idées à des cinéastes en manque d’inspiration[4]. Elle était la première perle d’un réceptacle qui allait mettre au monde dix fruits tout aussi savoureux et doux les uns que les autres. Elle ne ce souciait pas le moins du monde de descendre d’un connu illustre ou d’un illustre inconnu. Elle appliquait à la lettre les préceptes familiaux qui prônaient l’accueil des autres[5] et attendait avec la patience et la féminité qui conviennent l’heureux élu. N’ayant jamais été l’auteur de bêtises quelconques, elle était certaine de ne pas avoir besoin de doléances pour rentrer au Paradis. Cependant, vieillir au côté d’un ex-futur prêtre était une carte de plus dans son jeu et les enfants qu’ils allaient avoir la chance d’élever ne pourraient être que des personnalités sans histoire dont le salaire n’aurait pas besoin d’ascenseur pour atteindre des sommets et faire pâlir de jalousie les voisines dotées de progéniture moins prolifique.

Les présentations succinctes étant réalisées, nous voici arrivé à l’élaboration de Plume-Plume.

Pour éviter tout problème lors d’une canonisation future, l’accouplement eut lieu dans un endroit qui convient à ce genre de chose et dans une clarté juste ce qu’il faut. Les préceptes proposés dans le Kama-Sutra ne furent même pas à l’ordre du jour. L’idée même de songer à émettre l’hypothèse d’en effleurer des yeux la table des matières et vous auriez senti la chaleur de la chaudière personnelle de Belzébuth. La danse nuptiale se résuma au strict minimum, la valse elle-même étant considérée comme trop subjective. La moitié africaine de Plume-Plume était ouverte à l’humour wallon et couverte d’un chignon souvenir de notre ancienne colonie. Son expérience « ébénique » des chasses à l’éléphant lui permit de rester de bois face à la meute issue de générations d’agriculteurs. L’élu se distinguait des autres par le port d’un chapeau vert avec les favoris non assortis, le tout trônant sur un écrin constitué d’une veste au carré placée sur des épaules dont la musculation ne provenait que de l’exercice quotidien de la course de dix doigts sur les touches d’une machine à écrire. La rencontre au sommet de ces deux mondes passa comme une lettre à la poste, sans histoire. Bien que cela indiquât déjà les prédispositions à l’écriture de Plume-Plume, ce n’était pas avec cela qu’elle allait remplir son panier à souvenirs.

L'ENFANCE

La grossesse s’est déroulée sans accros. Pas de nausées. Pas d’envie de fraises à des heures indécentes par respect au patriarche qui avait bien besoin de toutes ses heures de sommeil pour ronfler à son aise. De temps en temps un petit coup de pied dans le ventre car c’est écrit dans les livres.

L’accouchement fut sans surprise, du moins pour le corps médical car pour les parents la vue de ce corps sans pareil était le plus grand cadeau qu’ils aient pu espérer depuis leur rencontre dans une guindaille estudiantine où ils étaient chacun président de cercle, excusez du peu ! Sans surprise car la date fut respectée, « la ponctualité étant la politesse des rois ». Sans surprise car la sortie se déroula sans forceps tant Plume-Plume avait hâte d’effectuer sa sortie dans le monde.

Plume-Plume était le portrait conforme de son Père. Pas de vidange de vessie sur une pauvre sœur sans défense, laissons cela au gamin qui suivra dans les mois futurs. Pas de pleurs en pleines nuit, ceci est bon pour des Gavroches qui ruminent tellement ils ont faim[6].

Les années passèrent, les unes après les autres. Non pas qu’elles étaient monotones, mais elles manquaient un peu de piquant. Le dicton dit bien « on récolte ce que l’on a semé ». Parents sages, enfants sages. Avec un paternel qui a porté la bure dans un séminaire et une mère qui n’a jamais désobéi, il ne faut pas s’attendre à ce que les descendants deviennent des Oliver Twist, des Calvin ou des enfants communs à qui il faut répéter sans cesse d’arrêter ceci, de ne pas faire cela, toutes ces petites choses qui font par la suite, avouons-le, de merveilleux souvenirs. Il faut bien reconnaître que Plume-Plume n’était pas du type 400 coups officiels. Elue chef à l’unanimité avec elle-même du club des sourires du Clinchamp, elle mena les membres autorisés sur les routes du village pour des promenades à vélo, dans la forêt enchantée des SMET pour des parties de délisorts, dans la grange familiale pour ce que la décence et une promesse enfantine ne me permet pas de dévoiler dans ces pages. Elle poussa l’audace de la jeunesse et ses complices. Personne n’a pu encore prouver qu’elle était à l’origine de certains pièges visant l’un ou l’autre membre du club. Il est peu probable qu’elle ait incité son frère à mettre le feu dans la grange ou à placer des arbustes « racines en l’air ». Rien à lui reprocher, pas de dessins ou de graffitis sur les murs et les portes de la demeure familiale, elle attendra d’avoir sa « maison de maître » pour que sa plume inspirée par une muse de passage parcoure les plinthes des portes récemment décapées.

LA VIE ADULTE

Le Patriarche qui ne dit jamais ce qu’il pense[7] mais le fait bien sentir aurait voulu que sa première couvée proclame un jour le Serment d’Hypocrate et donc ambitionne les études de médecines. Sans doute espérait-il qu’elle devienne un jour docteur comme lui[8] ou bien a-t-il travaillé des mois et des mois dans son bureau pendant que ces enfants se languissaient de lui pour avoir la satisfaction d’avoir un docteur dans la famille ?

Plume-Plume avait quant à elle le désir de fouler les planches des théâtres, prestigieux de préférence. L’envie probable de vivre les histoires des autres fautes d’en avoir à soi.

Le bon compromis à la belge se révéla utile dans cette situation. Il ne fut ni question d’Hypocrate et de son serment, ni de Molière et de ses pièces. Plume-Plume devint une technicienne thérapeutique. Elle passa quelques années à rééduquer des handicapés physiques et des malades mentaux.

Cependant après ces journées de dur labeur, elle n’avait personne à qui conter sa journée. Pas la moindre oreille attentive pour capter ces petites histoires quotidiennes. Il y avait bien sa collègue d’étude Cécile qui était confrontée aux mêmes problèmes. Ni l’une ni l’autre n étant douées pour les maths, elles se rencontraient fréquemment pour pratiquer une méthode de dépaysement asiatique : le Yatsé arrosé de quelques breuvages autorisés par l’étiquette. Néanmoins le poids de souvenirs eut raison de sa patience et Plume-Plume décida de raccrocher son tablier et de fermer définitivement sa porte bruxelloise pour revenir, enfant prodigue, dans le giron familial.

Pour son premier accouchement, Plume-Plume, pour qui l’esprit de famille était devenu son mantra quotidien, décida que cet évènement devait se faire en famille. Le nouveau né que l’on nommera Erika, ne pouvant venir au monde sur la table de la salle à manger comme son grand-père vénéré et vénérable l’avait fait lors de sa première parution en public, vit le jour en terre flamande grâce aux mains habiles et à l’expérience du frère du neveu de l’oncle de ma mère. Pour l’anecdote, ce généticien avait trouvé un moyen original d’arrêter de fumer. Alors qu’il était jeune et candide, il allumait une cigarette dès son réveil, la première n’avait pas le temps de se consumer dans un cendrier que le bout d’une seconde était en face à face avec la flamme d’un briquet ou d’une allumette anonyme. En tant que médecin, il ne connaissait que trop bien les méfaits du tabac. Partisan du slogan « Fume, enfume et assume »[9], il décida de passer de la cigarette aux cigares, non pour imiter son père mais parce que les cigares étant plus chers, il en consommerait moins même si son salaire lui permettait le contraire. Après quelques semaines de ce traitement peu banal, il dû se rendre à l’évidence : sa consommation de cigare était identique à celui de la cigarette. Il décida de transformer son argent en vacances efficaces et rentables plutôt qu’en fumée.

Pour la venue au monde de la deuxième branche de son arbre généalogique descendant, Plume-Plume reprit la route qui passe par Herentals où le marchand de frite avait fait fortune grâce aux arrêts imposés par les enfants de la mère de Plume-Plume au père de ces mêmes enfants lors des visites aux parents de la mère suscitée (vous suivez ?).

Selon le proverbe elliptique bien connu qui exprime l’incertitude de la répétition simple « Jamais deux sans trois », Victoria sorti sa frimousse avec une expression qui en disait long.

[1] Un écrit retrouvé dans les greniers de Saint-Aubain atteste que la famille Smet ne descend pas des Wisigoths.

[2] L’homme descend du singe et le singe descend de l’arbre, Robert Smet, 2001, page 2.

[3] Citation de Robert Smet qu’il a regretté bien des fois d’avoir formulé en présence de ces enfants.

[4] Comme les dieux tombent parfois sur leur tête.

[5] Nous admettrons ceci comme la part de la mère.

[6] Le Gavroche en question était simplement atteint d’un reflux gastrique non contrôlé qui n’était pas encore dans les syllabus des pédiatres, donc inconnu des Parents.

[7] « Car de toute façon personne ne tient compte de mon avis », aime-t-il répondre aux personnes qui s’inquiètent de son mutisme éducationnel.

[8] Robert SMET a été nommé Docteur en Sciences Religieuses grâce à « une contribution indienne à la théologie des religions et à la christologie »

[9] Slogan inventé par Cécile Thion lors de ses études d’ergothérapeute.