Chapitre 1
Certains noms de famille sont euphoniques. Les voyelles et les consonnes y cisèlent des notes de lumière. On se plaît à les entendre. Ce ne sont pas nécessairement des noms de noblesse, à ricochets, non, mais des noms du peuple, comme Rémience, Fontenelle ou Roquebrune. Ils mettent de l’harmonie dans l’air par leur luminosité interne et la musique qu’ils engendrent.
Mon nom, par contre, colle à ma peau comme un psoriasis. Court, sec, froid, sans âme, sans la moindre brillance, tombant comme un grêlon, frappant comme un fouet. Il me vient de la nuit ancestrale, probablement de Flandre, où il signifierait, selon les orthographes, soit « forgeron », soit « souillure ». Pourtant, sans restriction mentale, la main sur le cœur, j’affirme que, aussi loin qu’on remonte dans le temps, aucun ancêtre connu ne vient du nord du pays. Pas de Jef, pas de Jos, pas de Wilfried, pas de Jan, pas même une Maria. Rien que des prénoms bien de chez nous. Aucun de mes ancêtres connus n’a commis de naître au nord de la frontière linguistique. C’est un constat, pas une option politique. Ce sont des purs Wallons, du bon peuple gravitant dans la plaine ondulante de Boninne, d’Andenne, ou du Condroz, des gens du pays de la Meuse et de la campagne, souvent même de la terre.
Quand on dit de la terre, ce n’est pas qu’ils fussent propriétaires terriens, avec des hectares à ne pas diviser en cas de décès et d’héritage. C’étaient peut-être des saisonniers, des gens payés à la journée, à la semaine, avec des mains solides et rugueuses, avec une peau bronzée par les étés et le visage sérieux des photos d’époque. Quelques-uns, tout au plus, ont échappé au travail des champs en faisant carrière comme clercs de notaire, instituteurs, ouvriers d’usine, ou fonctionnaires, mais la plupart étaient, semble-t-il, de petits cultivateurs.
On ignore ce qu’a été la vie de ces aïeux obscurs. Il n’en reste parfois qu’un nom. Avec un peu de chance, deux dates. Au mieux une photo, souvent sur un souvenir mortuaire. Bien des vies sont ainsi passées sans marquer l’histoire. Des vies de service où l’on accomplissait ces choses insignifiantes sans lesquelles le monde se mourrait. Des vies gérées aussi par la religion populaire. Des vies encore où il fallait assurer pain, beurre, lard et pommes de terre pour la famille nombreuse. Des vies enfin où tout était en place dans un quotidien passant inaperçu. Pas des vies qui vous faisaient entrer dans le dictionnaire, ou qui vous donnaient des décorations jusqu’à la braguette, ou qui vous faisaient rentiers dans un château. Non, des vies obscures où les gens passaient quelques décennies presque incognito.
Bref, un capital humain s’est constitué. Des traditions dans la crypte des âtres oubliés. Sans cette procession des ancêtres, nous ne serions pas ce que nous sommes. Avec du positif et du négatif. On doit quelque chose à tous ces gens. Quelquefois, on voudrait les connaître. Quel encombrement si l’on avait l’occasion de retrouver quelque nuit l’un ou l’autre de leurs fantômes. Sans compter qu’on voudrait toujours aller de plus en plus loin, remonter à contre-temps. Ils ont passé. Nous passerons. On nous oubliera. Je vois encore la tombe d’un couple dont j’ai connu la femme. Leurs deux parents viennent de passer à notre insu dans la fosse commune. Je vois ailleurs aussi un caveau avec beaucoup de monde à l’intérieur. Il y eut quelques générations où l’on construisait son caveau avec autant de soin qu’une maison de campagne. Mais, même là, le mot « à perpétuité » n’a plus autant de sens qu’avant. Après trente ans, dans certaines communes et selon les besoins de place, on vous déterre si personne ne paie pour qu’on vous foute la paix.
Chapitre 2
Parmi les plus anciens ancêtres connus, du moins parmi ceux qui étaient affublés de notre nom court, sec et froid, on commence par un certain Pierre, qui avait épousé Marie-Thérèse Beaufays. On ignore où il est allé la chercher. Probablement pas trop loin comme souvent à cette époque. On importait rarement des inconnues dans la tribu. Il fallait se méfier des étrangers, n’est-il pas ? Il convenait de connaître un peu le dossier des acquisitions familiales. D’abord celui de la santé : solidité des os, qualité du dos, blancheur et nombre des dents, résistance des poumons à la toux, qualités reproductrices de la famille, aptitude au travail manuel, propension à la propreté domestique. En deuxième lieu, le volet religion. Le clergé utilisait volontiers le trouillomètre. A cause du péché d’Adam et Eve qui avaient avalé la pomme, ce qui était gravissime du fait qu’elle était seulement interdite, il fallait gagner laborieusement le ciel à coups de mérites et éviter la fondue bourguignonne après la mort. Cela faisait six mille ans que le bon Dieu se vengeait sur le compte des descendants qui n’en pouvaient rien. On devait aussi avoir des principes plutôt que des idées. Donc : une bonne réputation, due à une bonne conduite, et surtout pas de cuisses trop facilement accessibles. Dossier politique également. Certes, on n’avait pas encore la gauche et la droite. Tous étaient officiellement royalistes. Mais tout de même. Dans le clan, il valait mieux être conservateur que progressiste, fidèle aux traditions, au lieu de se moquer du passé, des règles et des conventions. Accessoirement, semble-t-il, on appréciait la dot potentielle et le trousseau fabrication maison. On ne voit pas la trace de richards sur l’arbre généalogique reconstitué. L’argent n’a jamais été l’obsession majeure dans la famille. N’est-il pas un moyen, plutôt qu’un but ? Un serviteur, plutôt qu’un maître ?
On n’a pas encore trouvé grand chose sur Pierre et Marie-Thérèse. Rien sur les dates ni sur leur métier. Comme leur fils Antoine sera cultivateur, on peut présumer que les parents étaient déjà des gens de la terre.
Nous sommes dans la première partie du dix-septième siècle. On construit Versailles. Louis XIV meurt en 1715. Ses successeurs vendent des meubles portant leur nom et qui ont les jambes arquées comme souvent les personnes âgées. On peut acheter un Louis XV, puis un Louis XVI. De temps à autre des troupes passent dans la région. Les Français se sentent chez eux dans ce drôle de pays. Les gens y utilisent des dialectes locaux mais ils comprennent la langue française. Excepté des Liégeois, aucun ne se sent français. On est à peine belge. On est surtout d’ici.
On peut imaginer que le bon peuple n’est pas toujours en plein champ de bataille. On le voit plutôt derrière un cheval de trait, un brabançon tout en muscles. On imagine les gens manipulant une charrue où le bois et le métal se soudent pour retourner le terre lourde annonçant la Hesbaye. Deux ou trois vaches, quelques moutons, une chèvre ou deux, des poules brunes, des lapins en clapiers, un cochon pour le lard en hiver et le jambon des grandes occasions, un fumier fumant devant la porte, des odeurs fortes, des légions de mouches, sans oublier le chien. On vit bio ou écolo. Cela n’empêche pas beaucoup de citoyens de mourir jeunes. A défaut du cancer, ils utilisent d’autres moyens plus simples, où la médecine est vite dépassée. Une pneumonie suffit souvent, ou une tuberculose, ou un coup de sabot de cheval.
Pierre et Marie Thérèse ont, à n’en pas douter, fait l’amour dans les blés, convolé ensuite en justes noces devant le maire et le curé, fréquenté la messe dominicale sur leur chaise nominale, distillé des alcools en cachette, dansé au bal annuel du village, accouché à domicile, et beaucoup travaillé pour vivre et économiser. Qui n’a pas un bas de laine a vite les chaussettes trouées ou les pieds nus dans les sabots.
A ce moment, l’homme vit dans un univers intellectuel assez rassurant. Des savants ou esprits forts prétendent que la terre n’est plus le centre du monde, mais personne n’imagine vraiment qu’elle n’est qu’une poussière dans une galaxie perdue parmi des milliards d’autres. L’homme a sa place au milieu de son petit monde. Le bon Dieu habite sous le clocher. Le curé informe tout le monde chaque dimanche de la parole divine, avec infaillibilité. « Notre curé l’a dit… ! » Les morts restent proches, rassemblés autour de l’église, protégés du vent par un vieux mur de pierres. On les salue après l’ite missa est en enlevant une mauvaise herbe.
Les fêtes chrétiennes rythment l’année : Noël avec ses anges à plume et leur accent local, la chandeleur avec ses crêpes, Pâques avec ses œufs peints, la Pentecôte qui est le sommet du plus beau mois, la Toussaint avec les galettes empilées pour les cousins qui rappliquent. Après Pâques, les rogations assurent une bonne récolte sous le regard de tous les saints. Les enfants ont distribué l’eau bénite dans toutes les maisons, quitte à l’allonger à la fontaine, de peur d’en manquer au bout du village. Avec cette eau magique, on se signe à la maison le matin et le soir, ou quand sonne le glas. Elle protège les maisons de la foudre et les chiens de la rage à la Saint-Hubert. Elle bénit les morts avec un rameau de buis et les vivants, le dimanche, avec un goupillon à longs poils noirs de type angora ou en cuivre blinquant.
Tout est en ordre dans les esprits du bon peuple. Le bon Dieu a tout créé en une semaine. Et encore, le septième jour il a fait la sieste du matin au soir. Le premier couple a commis une connerie et a dû quitter le paradis perdu, une feuille de vigne collée au confluent des jambes. Ils ont eu pourtant deux gamins, dont l’un a tué l’autre. Nous descendons tous d’un assassin. On n’ose pas se demander comment Caïn a poursuivi l’entreprise, les femelles étant rares à l’époque. Noé a plus tard fondé la société protectrice des animaux, en entrant dans un énorme bateau, avec une multitude de bêtes, sauf les poissons et la licorne. Plus grave, il y eut Sodome et Gomorrhe, où il s’est passé des choses dont on n’ose même pas parler, tellement c’est honteux. Un peu plus tard, Moïse, un juif domicilié en Egypte, a creusé pour quelques heures un canal dans la mer, où les Egyptiens se sont ensuite noyés. Puis il y eut le désert, le pain catapulté par le bon Dieu et les cailles en quantité énorme à s’en faire crever la panse. Josué a ensuite arrêté le soleil, pour la bataille du jour le plus long. Les Juifs ont finalement gagné sur tout le monde. Puis Jésus est venu.
Tous ces événements sont consignés dans des livres en latin. Le prêtre les connaît, ce qui lui permet de parler au bon Dieu qui, à ce moment, n’est pas bilingue. Pour Jésus, hélas, les choses ont mal tourné. On l’a cloué, comme un corbeau à la porte d’une grange. Mais il est revenu quand même. Depuis, il y a des papes, des évêques, des chanoines, des curés, des bonnes sœurs et des révérends pères, des grandes fêtes, des processions, des églises qui sentent bon l’encens, des cimetières avec des croix et du buis sec dessus, des bénitiers dans les maisons, des prières aux repas, des relevailles neuf mois après le passage des cigognes, des scapulaires, des médailles, l’interdiction de se masturber, de s’asseoir sur un endroit chaud qui donne des idées, de regarder les jambes des filles à la messe, de toucher l’hostie même quand elle tombe, parce qu’elle a été mal collée sur la langue. C’est ennuyeux aussi quand elle colle trop, parce qu’on la fait saigner si on cherche à la décaler avec un doigt.
Tout le monde est d’accord sur tout cela. On n’en discute même pas. Avant l’âge de dix ans, tout est résolu. La métaphysique est close et limpide. Selon les clans, les enfants naissent à cause des cigognes ou dans le potager. Les morts montent au ciel ou descendent en enfer, sauf s’ils sont retenus dans la salle d’attente qu’on appelle le purgatoire. On tape de l’eau bénite sur la boite, un encense la boite à l’église, on descend la boite dans un trou près de l’église. Et voilà. Chacun son tour.
Adolescents, les garçons et les filles regardent davantage les attributs et avantages sociaux des uns et des autres. Ils se demandent pourquoi les uns ont des choses que les autres n’ont pas. Ils échangent un peu de CO2 en cachette en collant les lèvres des uns sur celles des autres, en ventouse, le temps de sentir l’effet que ça fait. Les jeunes aiment bien le soleil sur la peau et les doigts d’une main entre les deux en guise d’arc-en-ciel. Et puis on sort avec une surveillance officielle. On rentre à l’heure prévue. Jusqu’au moment où les parents règlent les problèmes en suspens et où la fête peut enfin avoir lieu. On attend ce moment avec impatience, parce qu’il rend permis tout ce qui était interdit la veille. Théologiquement, c’est cela le mariage : un état où l’on peut faire des choses défendues autre part. Après l’eau bénite officielle, le péché le plus agréable d’hier devient ce qu’on appelle le devoir conjugal. L’interdit devient le permis et même l’obligatoire.
Pierre et Marie-Thérèse accomplissent ces choses devenues permises après accord du bon Dieu en latin, grâce au curé qui sert d’intermédiaire officiel et aux parents qui ont réglé les détails matériels. Fi des cigognes et du potager, on joue comme dans les blés. Il en naît un certain Antoine, qui porte le nom d’un saint portugais spécialisé dans le recouvrement des objets perdus. Le nom de famille est sauvé, toujours aussi court, aussi sec, aussi froid. L’héritier eut-il des frères et des sœurs ? Quelle importance ? La branche de l’arbre généalogique n’est pas une branche morte.
C’est le bon temps des longues soirées devant l’âtre, des omelettes au lard, des tasses de lait avec une peau qui surnage au dessus, des conversations sous le duvet de plumes, au milieu du matelas épais, dans la vallée centrale où les parents jouent à la bouillotte. C’est le bon temps des gros hivers avec une couche épaisse de neige pour les traîneaux, des printemps pleins d’oiseaux et où les jours s’allongent, des étés chauds à confiture et à moisson, des automnes aux mille couleurs. C’est le bon temps des certitudes, des évidences, des traditions, des conventions familiales, des microcosmes sereins que chacun organise, le temps d’une vie souvent trop courte.
Chapitre 3
Antoine Smet vit de 1735 à 1810 et se marie avec Marie-Jeanne Deldisme. Lui, au moins, il est plus établi dans l’histoire. On connaît les dates et le métier. Il est aussi un homme de la terre.
Un homme de la terre, c’est solide, travailleur, fidèle, économe, habitué aux longues heures de silence au cul de son brabançon. Ce n’est pas toujours riche en écus ou en Louis d’or, mais c’est riche dans l’âme. Et cela compte. Il faut des hommes et des femmes solides à cette époque, solides dans leur corps, dans leur esprit et dans leur cœur. S’il y a des écus dans le bas de laine, personne ne le sait et, officiellement, le propriétaire se plaint comme il se doit. Pour le fermier, en effet, il y a toujours trop de pluie pour ceci ou trop de soleil pour cela. Un cultivateur qui ne se plaint pas n’est pas un cultivateur.
Le monde, en ces années, commence à changer drôlement. Hors de l’univers protégé de Vedrin ou de Boninne. Au loin, la Foi est affrontée à la Raison et la Royauté aux mouvements républicains. Les esprits forts parlent de plus en plus. La sphère harmonieuse craque de toutes parts. Les microcosmes sereins sont contaminés dans les villes. Ils se lézardent aussi, mais, plus lentement, dans les campagnes. Les seigneurs locaux, après tout, disent les mauvaises langues, d’où tiennent-ils leur argent, leurs terres, leur château, leur pouvoir, leur droit d’avoir raison ? Et le clergé ? N’est-il pas souvent du côté des riches, à part quelques saints à la soutane trouée ? On voit le palais que peut se construire l’évêque de Namur !
Et tout ce qu’ils ont raconté, est-ce bien vrai ? Se sont-ils vraiment informés sur le bien-fondé de ce qu’ils faisaient accroire avec une autorité de souverains pontifes ? Adam s’est-il vraiment promené tout nu, les mains dans le dos, parce qu’il n’avait pas de poches ? Eve a-t-elle été vraiment en costume d’Adam sans être mal à l’aise ? Et Caïn, il a continué comment ? Tout un univers religieux et culturel bascule petit à petit. Le ciel est-il au-dessus si la terre est ronde ? Et Jésus, il est monté ? C’est quoi le dessus et le dessous quand tout est rond ?
Un univers philosophique est en train de mettre tout en question, à ce que l’on dit. On appelle cela « Les Lumières ». Des écrivains écrivent des choses fort audacieuses que les bons croyants ne peuvent évidemment pas lire sous peine de la fondue bourguignonne après leur décès. On publie les livres mis à l’index. Des esprits forts s’en prennent aux seigneurs, surtout dans leur dos. Le roi de France en personne ne serait plus assis sur son trône que du bout des fesses.
Tout bouge à Paris. Les nouvelles se précipitent dans tous les sens. Le clergé bénéficie encore des certitudes de l’Eglise mondiale, laquelle repose sur le pape. Il vous fourre le catéchisme par tous les trous. Et je te bloque les questions dans l’ordre et je te connais les réponses à la lettre. Mais, à part le clergé, le peuple se pose des questions. La loi de l’esprit n’est-elle pas de se poser des questions ?
C’est qu’il s’en passe entre 1735 et 1810 ! Voltaire, Rousseau, Diderot, les Encyclopédistes, la Révolution, la prise de la Bastille, l’institution de la République, l’utilisation de la guillotine pour les profiteurs, pour les tricheurs, puis pour leurs juges. Même le roi et la reine y sont passés. Dieu les bénisse. Il y a la confiscation des églises et des abbayes, la séparation entre l’Eglise et l’Etat, puis l’arrivée d’un petit corse qui devient général, consul, puis empereur, et qui fait la guerre à travers tout le continent. A ne plus s’y retrouver. Depuis que la Raison est magnifiée, on n’a jamais autant tué, exploité, et posé des questions sans réponses.
Le brave boninnois au cul de son brabançon, devient soi-disant royaliste puis républicain. On lui fait crier : « Vive le Roi ! », puis : « Liberté, égalité, fraternité », et son Eglise de « mère » devient « belle-mère ». Enfin, c’est ce qu’on dit. Le curé local n’a été ni violé, ni décapité. Il reste égal à lui-même dans son face à face avec le bon Dieu. Protégé des démons, ce curé local garde ses certitudes. Lui, il baigne dans ses évidences et il les proclame contre vents et marées. Il n’est ni savant ni philosophe ni une lumière. Le monde bouge mais il ne veut pas le voir. Les savants sont loin et la pomme de Newton n’ébranle pas les catéchismes. On s’inquiète bien des spoliations effectuées par la République. L’évêque a perdu son palais face à la cathédrale et les Prémontrés leur abbaye de Floreffe. Mais le petit corse remet un peu les horloges à l’heure avec le pape. Celui-ci est en villégiature forcée à Fontainebleau et signe un concordat avec Napoléon. Le curé a désormais son traitement d’état, les religieuses hospitalières de gros subsides, et l’évêque de Namur pourra racheter pour deux fois rien l’abbaye piquée il y a peu aux Norbertins. Il habitera une grande maison avec un parc autour. Au fond, il n’a rien perdu au change.
De manière générale, le bon peuple continue de jouer la symphonie du bon sens. Dans la région, la sainteté ne mange pas de la viande le vendredi, elle assure une clientèle au confessionnal le samedi de cinq à sept. Elle remplit l’église le dimanche. Elle chante tantôt « ora », tantôt « orate » aux rogations. Elle respecte les traditions des anciens, dont celle de l’abstinence le vendredi et celle du jeûne eucharistique, ce qui explique qu’on ne communie en général qu’une fois l’an, quand on « fait ses Pâques ». Cette sainteté a quelque chose d’institutionnel. Elle a domestiqué les personnes. Elle les a institutionnalisées. A un niveau plus haut dont on parle peu dans les sermons, la sainteté sent l’herbe fraîchement fauchée, le pain cuit au four, la confiture maison, le jambon fumé, le potage épais. Elle travaille, elle ne triche pas, elle ignore la paresse. Chacun a ses problèmes, ses questions, ses réponses, ses crises, mais chacun est sensible à ce que l’autre vit, à ses besoins, à ses deuils, à ses naissances, à ses mariages. C’est une sainteté qui tire le veau avec le voisin quand la vache n’en sort pas toute seule avec son patron. Elle tend la main. Elle assiste. Elle console. Elle soutient.
Il y a les grands saints de réputation mondiale : Antoine le chercheur qui trouve, Roch blessé à la jambe avec un clébard prêt à la lécher, Hubert qui aime les animaux, Ghislain qui est costaud contre la fièvre. A côté rayonne toute cette sainteté populaire, celle qui ne fait pas de bruit, qui ne fonde pas d’ordre ni ne construit d’abbaye. Elle se contente du miracle quotidien du devoir accompli, de la fidélité à ce que l’on a dit, de l’amour discret, du sourire éloquent sur le plaisir de vivre. Des ouvrages pieux, reliés cuir, proposent des vertus, un don de soi, une spiritualité du service et du gratuit. Elle monte du cœur plutôt qu’elle ne descend d’une chaire de vérité. Les gens de la terre ont cela en propre : le temps de méditer, de penser, de prier, de respirer le grand air, de communier à la nature, de vivre dans le Grand Tout, de faire la part des choses, de distinguer l’essentiel de l’accessoire, de préméditer la phrase courte qui déposera chez les autres des graines de sagesse.
On imagine Antoine et Marie-Jeanne à ce niveau. Ce sont sans doute de ces braves qui donnent de l’élégance au monde, mais sans bruit, sans qu’on en parle. Ils sont dans cette partie de l’humanité qui, aujourd’hui encore, pose des milliards d’actes d’amour quotidiennement sans même penser que cela est bien. Simplement parce que cela doit être fait ainsi. L’histoire n’est pas seulement celle des assassins, des généraux, des hérétiques ou des papes, elle est aussi l’immense fleuve qui coule en silence, de jour et de nuit, au rythme des saisons, depuis la nuit des temps, et qui nous survivra. Le cœur humain n’a pas besoin de sermons ou de grands livres pour savoir ce qui est noble et ce qui ne l’est pas. La communion du divin, de cosmique et de l’humain n’est pas le monopole des institutions, elle se vit dans les tripes.
Chapitre 4
Jean-Joseph Smet, un de leurs enfants, naît le 28 avril 1773 et mourra à Vedrin le 17 septembre 1833. Son épouse, née Elisabeth Galloy, native du Grand-Duché, vit de 1787 – deux ans avant la Révolution française – à 1855. L’ancêtre Jean-Joseph est, on le devine, lui aussi cultivateur à Boninne.
Il ose épouser quelqu’un venant d’ailleurs. C’est un audacieux exogame. A moins que le patelin n’ait connu des immigrés grand-ducaux. Le monde a, de fait, de nouveaux horizons. Napoléon perd la bataille à Waterloo en 1815. Il meurt définitivement en 1821. Les Wallons deviennent Hollandais, sujets de Guillaume d’Orange, un calviniste. Libérés des sans-culottes multicolores, nous passons aux collets-montés tout de noir vêtu. Nous remplaçons les iconoclastes par les sans icônes du tout. Le plus borné des agriculteurs hesbignons et condruziens sait désormais qu’il y a dans le monde des Russes, des Autrichiens, de Prussiens, des Français, des Espagnols, des Grands-ducaux, des Italiens, des Anglais, des Portugais. Que les guerres sont faites par des jeunes et des pères de famille qui ne se connaissent pas, mais au nom de chefs qui se connaissent très bien et qui même se marient entre eux. Qu’il y a d’un côté des Calvinistes moralement stricts, des gens qui ne tirent pas les rideaux parce qu’ils n’ont rien à cacher, si ce n’est leur compte en banque, des Luthériens, des Musulmans, et, d’autre part, les bons, qui sont nécessairement les Catholiques.
Jean-Joseph n’est pas homme à foncer sur Bruxelles se battre contre les Orangistes. Il n’a pas l’âme d’un héros. Il n’a aucune disposition pour devenir un martyr de la patrie, que tout le monde oublie rapidement. Il ne gagne pas sa vie comme mercenaire, même si l’uniforme est en général rutilant et qu’il vous pose un homme devant les filles. D’ailleurs il a 57 ans quand les Belges se révoltent en 1830 et son fils Auguste est encore minuscule. On chantera la Brabançonne, mais en caressant davantage le brabançon.
Auguste, ils le fabriquent sur le tard. Son père fait presque le coup d’Abraham ! Sa mère a quarante-deux ans. C’est techniquement faisable, - la preuve est là - mais la source des femmes sera bientôt tarie pour elle. Il n’y a plus beaucoup d’ovules en réserve. Il faut reconnaître qu’à cette époque on ne pratique pas les trente-six positions pour faire l’amour. Tout au plus celle du missionnaire. On se voit peu entièrement nu. Le zizi catholique cherche parfois sa voie dans les plis d’une robe de chambre avec une seule entrée, dans la pénombre d’une chambre où brûle une bougie ou une lampe à huile n’éclairant qu’elle-même, sous un duvet monumental qui vous protège du froid. C’est un zizi à tête chercheuse. A cette époque, en effet, c’est tout ou rien. A poil dans les champs en plein été pour les jeunes et pour les libertins. Sinon, la nuit, c’est le jeu d’approche à l’aveuglette dans la pièce du dessus. Pendant la journée, il y a tous les doubles qui sont autant d’obstacles : un tablier, une jupe, une culotte bouffante, des jarretelles, une combinaison, sans oublier la correspondance aléatoire des jeux hormonaux, la pudeur obligée et la fatigue qui vous propulse dans les bras de Morphée.
Il se peut que Auguste fût précédé de quelques brouillons. Beaucoup d’enfants mouraient avant la naissance, au moment délicat du passage du col de la matrice, avec le foutu cordon qui vous étrangle, ou peu après, d’une fièvre puerpérale, d’une angine mal soignée, d’une pneumonie fulgurante, si ce n’est le croup, la tuberculose ou simplement la mort subite. Allez savoir ! Cela donne à réfléchir aux parents. Tu veux quatre enfants, fais-en huit. Neuf mois avant, le père trouve la chose plutôt jouissive, comme le taureau. Pendant neuf mois, la mère trouve la chose de plus en plus lourde, sans oublier les maux de dos et les indigestions, et puis, le terme arrivé, le trouillomètre est au maximum. Les grands-mères, les tantes, les sages femmes se coalisent, mettent les hommes « au petit blanc » dans une pièce éloignée, font chauffer de l’eau tant et plus, et la mère joue son quitte ou double. Une naissance, c’est un risque. Ce n’est plus une affaire de cigogne ni de potager. Le curé a beau dire que la femme collabore à l’acte créateur de l’éternel, qu’elle est créatrice avec le Créateur, ce n’est pas lui qui compte les contractions et qui sent s’élargir à l’infini le trou pour la tête. Il n’a pas à hurler parce que les os iliaques se décalent. Le curé arrivera après, toujours après, avec l’eau bénite, pour le baptême quand ça finit bien, ou pour la boite dans le cas contraire, aux « messes d’anges ».
Bref, il arrive que beaucoup se marient tard, que la formule de reproduction ait des ratées, qu’il faille plusieurs essais pour que la sauce prenne et, une fois la machine en marche, que tout débouche sur le cri somptueux et inoubliable d’un nouveau-né en pleine santé, et tant mieux si c’est un garçon. Les filles, c’est pas mal, mais pour sauver le nom il faudra remettre à plus tard. Et c’est important de sauver le nom, fût-il court, sec, et froid.
Qui peut oublier le premier cri de l’enfant ? C’est la vie qui se transmet, la nature qui gagne une fois de plus, l’avenir qui ouvre la porte de tous les possibles. Ce petit humain, dégoulinant de sang et de différents jus multicolores, comme le placenta qui le suit, c’est le Parthénon qui se reconstruit, la Terre qui reprend un sens, le cantique des passeurs de vie. C’est une explosion de douleur et de joie. C’est l’air qui envahit les poumons. C’est l’Eternel qui donne, une fois encore, son haleine de vie. C’est la conjonction du divin, du cosmique et de l’humain. Entre un passé qui n’est plus et un avenir qui n’est pas encore, cette naissance est un présent qui peut tout changer, sans oublier, au niveau sous-théologique et sous-poétique, que l’événement prouve qu’on a été capable de réussir le truc.
Il se trouve alors de bonnes âmes pour diagnostiquer qu’il a les cheveux de son grand-père, c’est-à-dire fort peu, les joues de tante Elsa avec ses célèbres fossettes, les longs pieds d’un oncle fabricant de sabots. Si les choses tournent mal, les bonnes âmes ont aussi une pièce pour boucher le trou : « il vaut mieux comme ça, sais-tu, avec tout ce qu’on voit aujourd’hui », ou « il devait avoir une maladie cachée », ou « c’est maintenant un ange près du bon Dieu ». Le curé confirme alors en disant qu’il a plu au bon Dieu de rappeler à lui l’âme de son petit ange. Ce qui résout tous les problèmes. Evidemment, si le bon Dieu est dans le coup…
Ce qui est vrai, c’est que le bon Dieu profite de notre passion, de nos hormones et de notre naïveté pour se donner et pour nous donner des enfants, mais sans jamais annoncer les emmerdes qu’on en aura dans la suite. Il revient aux parents d’assumer les nuits blanches, de supporter les cris, les maladies, les désobéissances, les adolescences rebelles, et tout le reste. Le bon Dieu ne nettoie pas les diarrhées et ne berce jamais les enfants qui sentent pousser une nouvelle dent.
Ainsi donc Elisabeth et Jean-Joseph donnent naissance à un ancêtre connu : Auguste. C’est impérial. Jésus est né sous Auguste, a dit le curé, le jour du baptême. Que deviendra donc ce minuscule petit d’homme gueulard et bien bâti ? Je vous le donne en mille. Cultivateur ! Il marchera derrière un autre brabançon.
Chapitre 5
Auguste vit à cheval sur deux siècles. Il naît le 18 juin 1829, il pousse son premier cri historique exprimant sa vibrante recherche du sein d’Elisabeth Garroy. C’est ce qu’on appelle « l’appel du 18 juin ». Il mourra le 10 novembre 1904, après une vie d’agriculteur.
Dans le calme boninnois, parcourant la campagne au rythme des saisons, il contemple souvent au loin les ondulations des collines qui indiquent la vallée de la Meuse. Il admire les premiers kilomètres du Condroz qui montent au-delà du fleuve. Là prennent forme d’autres destinées qui rejoindront un jour sa descendance.
Sans s’en rendre compte, fort probablement, Auguste est contemporain de l’expulsion des Hollandais, du calviniste Guillaume d’Orange, dont la devise est pourtant, en bon français, : « Je maintiendrai. ». Le Belgique est indépendante. Elle a son drapeau rouge, jaune, noir, et non plus bleu, blanc rouge, ni orange.
Elle a une belle devise : « L’union fait la force. ». En lui-même, il inversera souvent la phrase lors des soirées conjugales en pensant : « La force facilite l’union. ». Il faut expliquer, au passage, que, dans la famille, si l’on a le culte des valeurs, on est aussi capable de rire de tout. Si les visages sur les photos sont souvent figés, sérieux, sévères, ils cachent un humour qui ose, quelquefois corrosif et irrévérencieux. En public, on doit se tenir bien ; mais en privé, on appelle un chat un chat. Il y aura des enterrements mémorables dans la tribu.
La Belgique a en plus son hymne à faire rêver : « Noble Belgique à jamais terre chérie, à toi nos cœurs, à toi nos bras. Par le sang pur répandu pour toi, Patrie, nous le jurons d’un seul cri tu vivras ! Tu vivras, toujours grande et belle, et ton invincible unité aura pour devise immortelle, le Roi, la Loi, la Liberté » bout de phrase qu’on chante quatre fois. Pour Auguste, la terre chérie est celle de Boninne. Le sang pur, c’est celui qui coule dans ses veines d’homme des champs et du grand air et dans le corps sa femme. L’invincible unité est celle qui le soude à Félicie Pigneur, née le 2 février 1833, le jour des crêpes, et morte le 17 mai 1909. La grandeur du pays fait illusion à ceux qui n’ont jamais rien vu d’autre, ou bien elle évoque la grandeur d’âme du bon peuple laborieux. Quant à sa beauté, elle est à portée de la main, dans la nature, dans la femme, dans l’enfant, dans le travail accompli, dans le pain mérité. Ce pays est beau, de ses plaines flamandes à ses crêtes ardennaises.
Auguste est aussi contemporain de l’arrivée de Léopold I. Le nouveau roi n’est pas catholique. Mais on l’a choisi et puis, reconnaissons-le, luthérien c’est moins triste que calviniste et ça sent un peu plus le romain. Auguste connaît ensuite Léopold II, grand constructeur par l’exploitation de son Congo personnel, par sa vision grandiose de palais, de routes et de parcs qui feront un jour la fierté du pays, ainsi que par sa taille et par sa dynamique sexuelle.
Sous le règne d’Auguste, on voit rouler les premiers trains, s’allumer ci et là les premières lampes électriques et couler l’eau courante. Pendant des millénaires, on a vécu sans robinet. On s’est chauffé au bois dans l’âtre ou au charbon. On s’est éclairé avec des lampes à huile ou des bougies. On se passait de voiture à moteur sur les routes terreuses, même de bicyclette. Pas de radio. Pas de vacances au loin.
Auguste et Félicie vivent une belle époque. Il fait bon s’asseoir au soleil, sur le banc devant la maison, déguster un gobelet de sureau ou un cidre à l’ombre du marronnier, ne rien dire et fumer la pipe, tricoter, passer de longues soirées dans la seule pièce chauffée, éclairée par les bûches qui se consument dans l’âtre, dans le parfum des charmes sciés qui attendent depuis un an dans le hangar. Il fait bon se lever tôt et partir le matin avec ses tartines largement beurrées, ses œufs durs, une tranche de lard et quelques oignons crus, entendre le chant des coqs célébrer les aurores et se répondre en stéréophonie. On se sent bien à balancer le corps d’un rythme régulier pour faucher l’herbe haute, à couper les blés à la faucille, à lier les épis en gerbes, à les dresser pour le séchage, à battre au fléau, à engranger la paille pour l’hiver, à compter les sacs de grains, à soupeser les betteraves, à compter les patates qui ont grossi et se sont multipliées discrètement dans le potager.
Le potager n’est-il pas un paradis pour la méditation ? D’abord, on vide au printemps la citerne des excréments familiaux. Du producteur au consommateur sans taxe de transmission. Cela donne une puissante et agréable odeur de merde et un engrais gratuit et efficace. Ensuite on bêche, on ratisse, on plante, on sème, on sarcle, on bine, on surveille la menace des rates, on dépose du sel contre les limaces, on fait macérer des orties contre les pucerons, on contemple les premiers jets de la vie attendue. On vient voir pousser la nourriture que la terre accordera gratuitement. Qui peut trouver mieux que ces salades, ces choux, ces patates, ces oignons, ces fraises, ces carottes, ces bettes, toutes ces merveilles qui sont le fruit de votre labeur, qui sont bénies de votre transpiration, et qui ont la fraîcheur inimitable de ce qui a grandi grâce à vous et à deux pas de votre table ?
Le paysan qui a vécu des millénaires avec les mêmes architectures, les mêmes besoins élémentaires, les mêmes solutions traditionnelles, les mêmes plaisirs simples, le même travail, cet homme-là est souvent un homme heureux. La vie est dure, le travail exigeant, mais tout est sain et naturel. Il n’y a pas de coupure entre lui et la nature, entre ce qu’il produit et ce qu’il mange. Son repos, il le mérite, comme ce qu’il boit et ce qu’il mange. Certes, ce paysan est souvent exploité. Il paie un loyer à des gens qui ne travaillent pas, mais qui sont nés dans un château. Ce loyer est toujours trop élevé, bien que Madame la Baronne soit bonne, fort bien élevée et qu’elle se montre on ne peut plus affable en buvant le café que vous lui servez quand elle vient chercher ses sous. Après tout, la Révolution française n’a pas changé grand chose entre les classes. « Liberté, égalité et fraternité » sont souvent trois mots écrits dans la pierre froide et très au dessus de la tête de ceux qui disent que la noblesse est gardienne des valeurs. Ce paysan a connu également les « dégâts collatéraux » des guerres : viols, spoliations, occupations des terres, impôts de guerre, contrôles intempestifs. Les guerres sont rarement affaires des seuls militaires. Le peuple trinque. Mais, globalement, les campagnes ne sont pas celles qu’on appelle « militaires », « napoléoniennes ». Ce sont les campagnes boninnoise, hesbignonne, brabançonne, condruzienne, ardennaise ou flamande. Elles sentent l’herbe fraîche, le feu de bois, le pain au four, la sueur saine des corps solides du travailleur. Ce sont des campagnes que n’abîment pas les philosophes incompréhensibles, les politiciens intéressés, les savants qui remettent tout en question, ni les théologiens qui osent penser la vie à la place des autres. On ne s’y laisse pas séduire par le chapeau à plume, par le décolleté sur la peau blanche et parcheminée, par le haut de forme ou la redingote, par la diligence bercée avec suspensions dernier cri. Le paysan tient à sa peau brune, au travail silencieux, aux mains épaisses, à la contemplation des choses, aux animaux, au parler simple mais franc. Quand la comtesse se soulage, le fermier pisse.
Le monde change hélas et tous ne savent pas le charme des coqs en stéréophonie, des hirondelles voyageuses gazouillant le printemps nouveau, des nids où piaillent les oisillons, des alouettes grisollant tout l’été en flottant dans l’azur, des cailles et des perdrix qui décollent sans prévenir, croyant échapper au chasseur. La ville attire déjà beaucoup de villageois. Ils vont s’y exercer au commerce ou à un travail qu’ils imaginent plus rentable. Beaucoup aussi sont attirés par la révolution industrielle. Des cheminées se dressent ci et là. Dans les charbonnages, de sinistres cages enterrent les grappes humaines dans des mines de plus en plus profondes. Elles vont ronger leurs poumons ou les tuer au grisou. D’autres vont aux verreries, à la scierie, aux carrières, et ils se tordront à mort des coliques de plomb. Ils sont nés paysans, ils deviennent ouvriers. La gnole remplace le sureau. Les corons succèdent aux fermettes. Les coalisés ne savent plus que la jument a une croupe solide, qui se balance dans les sillons, qu’elle fume des naseaux, et que ses crottins égrènent un parfum biologique.
Chapitre 6
Le Condroz s’étale au sud de la Meuse. Le paysage ondule et l’on trace les routes sur les tiges, c’est-à-dire sur les sommets, afin d’adoucir les côtes et les descentes. Ici aussi, la région est agricole, mais le paysage est davantage coupé de petits massifs d’arbres, de gros bouquets de sureaux, et l’on trouve beaucoup de forêts. Au bout de longues drèves, elles cachent de nombreux châteaux, souvent fort beaux, que le peuple a l’avantage de ne pas voir. Le désir peut engendrer bien des maux, de la jalousie à la révolution. Comme le hesbignon du nord, le condruzien est volontiers un homme de la terre. A part quelques carrières, quelques lieux d’extraction de terre glaise, il s’y trouve peu d’industrie.
Une des premières photos de l’histoire familiale présente Melchior-Joseph Petitjean ou Petit Jean, (lui-même fils d’un autre Melchior !), né à Flostoy (Doyon) le 30 mai 1785 et mort au même endroit le 21 mai 1866. Lui aussi est cultivateur. Il a épousé Marie Catherine Terwagne de Flostoy, qui vécut de 1802 à 1882. Nous reviendrons à cette dame plus tard. Disons, au passage que, déjà à cette époque, on peut vivre plus longtemps que Pergolèse ou que Mozart. Il y a toujours eu des vieux. On ne les met pas avec empressement dans des homes. Ils entretiennent et transmettent les traditions. Ils sont la mémoire des familles. Ces sages prennent le temps d’écouter et ont assez de recul pour conseiller !
Melchior est manifestement un homme solide. Ses épaules sont larges, ses mains épaisses, sa mâchoire volontaire, ses cheveux au complet, les oreilles toutes grandes. Sa bouche fait une moue interprétable. Est-ce le sourire contrôlé d’un homme qui a de l’éducation et qui, dès lors, n’ose pas rire ? Est-ce le sourire d’un homme fier d’être immortalisé par l’image, alors qu’il n’a pas les sous pour poser longtemps devant un portraitiste professionnel ? Est-ce un sourire méprisant ou sournois, qui a l’air de dire quelque chose qu’on doit taire ? Est-ce la moue d’un homme encore dans la force de l’âge, mais qui trouve que son métier devient lourd à pratiquer, car on n’a plus vingt ans ? Pense-t-il que ses fils gagneraient à trouver un autre gagne-pain, plus stable, avec un traitement fixe, moins à la merci des saisons, quelles que soient les humeurs de la météo ? Un métier avec moins d’odeur de bouses et de crottins ? Un métier propre, où l’on porte une chemise blanche au col amidonné et une cravate ?
Les parents rêvent souvent que leurs enfants soient « mieux » qu’eux, plus à l’aise, plus cultivés, plus riches, mieux considérés. Alors que le paysan est une des gloires de l’humanité, il se prend quelquefois à rêver d’autre chose pour les siens, croyant que l’herbe est plus verte dans le pré du voisin, qu’il existe un jardin où les roses n’ont pas d’épines.
Fermier, homme de la terre, il ne transmettra pas son art paysan à toute sa descendance. Son fils Honoré, Jules, Joseph Petitjean, né le 8 octobre 1833 à Flostoy-Doyon, peut-être sur la table de la salle à manger, deviendra instituteur à Coutisse.
Chapitre 7
Jules Petitjean, c’est quelqu’un ! Il quitte la tradition familiale qui lie les gens à la terre. Comme la plupart au village, il garde des poules, un cochon et quelques moutons. Pour usage domestique. D’abord, on a toujours dit du bien des œufs frais. Ensuite, le cochon consomme les déchets et assure un peu de viande aux enfants. A cette époque, à part dans les châteaux, tous ne mangent pas de la viande chaque jour. C’est pour cela, d’ailleurs, que le clergé interdit la viande le vendredi, afin de mettre les riches sur le même pied que les moins favorisés. Quant aux moutons, outre leur viande, ils donnent de la laine puis, en fin de vie, ils sont dépiautés pour fabriquer les vestes si précieuses à la froide saison ou des descentes de lit où l’on pose les pieds nus dans les chambres glaciales.
Jules est instituteur. N’est-ce pas un des plus beaux métiers ? L’analphabète étant à la merci de ceux qui savent écrire, le maître apprend à lire, et donc à s’informer, à comprendre, à se défendre. Il apprend à compter, et c’est précieux quand la fortune n’est pas donnée au berceau. Il enseigne les valeurs morales qui permettent à la vie d’être appelée humaine. Toute conscience a besoin de guide et de balises. Jules fait découvrir la nature. Grâce à lui, les enfants connaissent le nom des oiseaux, des arbres, des céréales. Dans ses cours, il enseigne aussi la religion. On l’appelle : « Monsieur le Maître », et il le mérite. Toutes les familles du village bénéficient de ce qu’il apporte à la génération montante. Pour chaque enfant et pour la société, il pose les fondations solides de la maison des lendemains.
Jules ne choisit pas la facilité. Le métier a ses exigences et ses servitudes. Si le maître ne porte plus le labeur des champs, s’il n’est plus à la merci des sécheresses ou des étés pourris, s’il a pris distance avec le métier de ses pères, s’il porte chemise et cravate, sans oublier son traitement assuré chaque mois, il enseigne aux six années du primaire. L’instituteur se lève tôt et ouvre l’école glacée pendant les mois d’hiver. Il allume le poêle le matin pour accueillir les enfants. Certains d’entre eux apportent des bûches pour assurer le chauffage du lendemain. L’instituteur a préparé ses leçons et fait ses corrections. Il a glané ci et là du matériel pédagogique : des cartes géographiques, des papillons épinglés et étiquetés, classés dans des vitrines fabrication maison, plus des pierres aux mille couleurs, chacune ayant son nom. En grand, il a calligraphié les lettres : consonnes, voyelles et diphtongues. En majuscules et en minuscules. Avec des jambages épais et d’autres plus fins. Le tout légèrement incliné de gauche à droite, comme il se doit. Son œuvre, ce n’est pas seulement un cours, c’est une vie. Ce sont les antennes de son cœur et de son intelligence toujours à l’affût de ce qui peut aider à comprendre l’univers. Son œuvre, c’est l’attention à chaque enfant, aux familles, aux métiers, au pays. En lui, il n’y a pas de coupure entre l’être institutionnel - celui qui enseigne - et l’être humain, entre l’enseignement et la vie, entre le maître et l’homme. Il n’est pas là pour transmettre ses doutes, ses questions, ses drames intérieurs. Publiquement, il doit être serein, maître de lui, cultivé. Un modèle d’équilibre. S’il part du désert presque vierge de chacun, du vocabulaire limité des gosses du terroir, des zones d’ignorance, des idées toutes faites, des conventions traditionnelles, c’est pour mettre de l’ordre dans les petits cerveaux, pour éveiller l’observation, pour développer l’esprit critique et l’art de l’analyse, pour structurer les consciences, pour apprendre à apprendre. Jules est un faiseur d’hommes et de femmes. Il est conscient de l’énorme responsabilité que cela implique. Sur sa photo, on repère la première calvitie naissante de la tribu.
L’histoire, de plus, ne lui rend pas la vie facile. Voici quelques temps que le conflit grandit entre la laïcité et l’Eglise. Le dix-neuvième siècle livre bien des batailles dans cette guerre. Marx publie le Manifeste du parti communiste en 1848 et Proudhon son Catéchisme positiviste en 1852. Darwin écrit De l’origine des Espèces par Voie de Sélection naturelle en 1859. Sans compter les premiers syndicats de gauche et les grèves douloureuses pour les familles. C’est la lutte finale toujours inachevée.
De son côté, l’Eglise se mobilise en force. Pie VII a signé un concordat en 1801. Elisabeth Seton fonde une congrégation féminine en 1809 aux Etats-Unis. La même année, l’abbé Hidalgo soulève les paysans au Mexique pour établir plus de justice. Le pape reconstitue la Compagnie de Jésus en 1814. Monseigneur Mazenod fonde les Oblats en 1816. La Vierge entre dans le coup rue du Bac à Paris en 1830 et remet ça à Lourdes en 1858. Lacordaire parle brillamment à Notre Dame de Paris dès 1835. L’adoration perpétuelle commence en 1837 avec Monseigneur Miollis. Frédéric Ozanam fonde la Saint-Vincent-de-Paul en 1840, tandis que Jeanne Jugan institue les Petites Sœurs de pauvres. En 1859, Don Bosco fonde les Salésiens. En 1862, naissent les Scheutistes. En 1868, ce sont les Pères Blancs du cardinal Lavigerie. En Angleterre, dès 1845, John-Henri Newmann passe au catholicisme et devient cardinal. Pie IX définit l’Immaculée Conception en 1854 et l’infaillibilité du Pape, moyennant des conditions précises, en décembre 1869, lors du concile Vatican I. En 1882, les Pères Assomptionnistes fondent le journal La Croix. Les Sœurs de Sainte Marie et celles de la Providence sont à cette époque des brevets locaux.
Les troubles se déchaînent au sein même de l’Eglise. Il y a les « pour » et les « contre » Pie IX. Les Gallicans et les Ultramontains. En Allemagne, Doellinger revendique en 1863 la liberté totale pour les chercheurs, y compris pour les théologiens. La même année, en France, Renan publie la Vie de Jésus. En 1864, Pie IX réagit énergiquement avec son Syllabus. En 1883, Loisy sème le trouble dans les milieux intellectuels chrétiens. Où allons-nous si tout le monde n’est pas avec le pape ?
Tout cela n’atteint pas tous les matins les hauteurs de Coutisse où enseigne Jules Petitjean, mais la Belgique n’est pas indemne des querelles européennes entre royalistes et républicains, ni entre les catholiques et les gens de la laïcité. La France a ses lois laïques. La Belgique en promulgue à son tour. Et elles frappent directement l’enseignement. Le cours de religion ne peut plus être donné dans le cadre de l’horaire scolaire au sein des écoles communales. Le crucifix et les autres images pieuses doivent quitter les bâtiments officiels. Monsieur le Maître doit être neutre. Religieusement asexué.
A vrai dire, le problème n’est pas simple. « Le croyant ne peut imposer sa foi aux autres. » se dit Maître Jules. Mais, à Coutisse, tout le monde est baptisé, fait ses Pâques, mange des œufs le vendredi, tient à la profession de foi, se marie religieusement et refuse tout enterrement seulement civil, même si l’on n’est pas un pilier de synagogue. Par ailleurs, se dit Maître Jules : « La neutralité est-elle vraiment possible ? » En calcul, oui. Deux plus deux font quatre pour tout le monde. En science, une hirondelle n’est pas une pervenche, ni le marronnier un châtaignier, et les lépiotes sont préférables aux amanites vénéneuses, que l’on soit croyant ou non, pratiquant ou non. Mais comment rester neutre pour parler de l’art, de l’histoire, de la royauté, de l’Eglise, du curé, de la création, de la mort et de l’amour, des choses de la vie ? Le clocher et le son de sa cloche font partie du village, comme les baptêmes, comme les confirmations avec l’évêque en violet, comme les beaux enterrements avec le corbillard à lanternes tiré par un cheval en deuil, avec aussi le catafalque impressionnant sous ses douze chandeliers dorés et l’abondant encensement du mort avant que les anges ne l’emportent au paradis. Sans oublier les rogations, les processions, les chapelles, les statues pieuses et le Te Deum.
Jules est devant un dilemme. Ou bien, il garde son emploi, son habitation sans loyer et son traitement, mais il doit être neutre, cacher ses convictions, enlever le crucifix et supprimer le cours de religion. Ou bien il choisit d’affirmer sa foi, d’enseigner la religion, d’initier à la morale chrétienne, mais alors, il doit donner sa démission, renoncer à sa maison gratuite, faire une croix sur son traitement, quitter l’enseignement communal. Pour aller où et faire quoi ? Ses parents sont d’ici, ainsi que ses élèves et leurs parents. Il connaît chacun dans ce coin de paradis dont s’occupe malheureusement la politique. Pourquoi les ministres et les haut placés de Bruxelles sèment-ils la zizanie dans le Condroz paisible ? Pourquoi de petits politiciens locaux veulent-ils se faire un nom dans cette oasis, considérant qu’être échevin dans un coin perdu de la planète est aussi important que premier ministre d’un pays parmi cent autres ? Pourquoi tant de petits cherchent-ils une quelconque célébrité alors que la gloire des grands disparaît aussi rapidement qu’une comète dans les galaxies ?
L’homme est devant le dilemme. La foi d’hier ou la loi nouvelle ? La fidélité religieuse ou l’obéissance citoyenne ? La pauvreté, l’incertitude du lendemain, le déménagement aléatoire, l’angoisse de l’épouse et des enfants d’un côté, et, de l’autre, le renoncement à la conscience, à la bonne foi, à son être intérieur, aux principes qui ont jusqu’ici unifié sa vie, ainsi que celle de ses pères ? Il est assez intelligent pour deviner que l’anticléricalisme est né quelque peu du cléricalisme. Il devine que les glorieux crossés de son Eglise ne sont pas tous des imbéciles ou des gens de mauvaise foi. La terre est ronde après tout et le ciel n’est donc pas au dessus. L’Ascension n’a pas mis Jésus sur orbite.
Il pressent que l’humanité peut descendre du singe et non d’un couple avec deux gamins dont l’un a tué l’autre. Il croit que Noé est une parabole, que les plaies d’Egypte ont une explication naturelle et que tous nos maux ne viennent pas d’une pomme. Mais il lui faut choisir entre l’homme intérieur et le fonctionnaire de l’Etat, entre la résistance courageuse contre une sécularisation militante et la soumission à cette mode, entre le courage d’être et la capitulation face aux fils de Voltaire et du Libre Examen. Finalement, entre Dieu et l’Homme. S’il sait qu’il peut concilier dans sa vie la Raison et la Foi, la science et la religion, peut-il en conscience se soumettre au diktat des libres penseurs de la capitale ? Sera-t-il témoin de sa foi ou capitulard devant la loi promulguée ?
Il tranche. « Dieu, oui. L’Etat, non ! » Maître Jules envoie sa lettre de démission au ministère de l’éducation nationale. Le voilà pauvre, peut-être, mais droit. La famille déménage et le curé l’héberge au presbytère. Ceux qui l’approuvent dans le village lui construiront une pièce pour enseigner et de quoi se loger. On lui amènera des légumes, des patates, des jambons, discrètement, la nuit.
Les descendants de Jules peuvent être fiers de cet ancêtre. Il y a des choix difficiles dans l’existence : le devoir ou le plaisir, le courage d’être ou la démission, vivre prosterné ou vivre debout, droit comme un i, quoi qu’il en coûte. Désormais, dans le minuscule village de Coutisse, on peut choisir entre l’école communale neutre et l’école catholique. Jules a osé.
On peut s’étonner des sept frères qui, dans la Bible, à l’époque des Maccabées, ont préféré mourir martyrs plutôt que d’écouter Antiochus IV. Ce roi demandait que les juifs pratiquants mangent du jambon. Oui, du lard, du bon cochon. Le bon Dieu a tout de même créé le cochon et il a vu certainement que le cochon était bon, comme le reste de son oeuvre. La vie contre une omelette au lard ! Et ils ont refusé l’omelette au lard ! Allez comprendre ! Et bien, pour Jules, c’est une question de principes. On est soi-même ou on n’est plus rien. La mort, ce n’est peut-être pas ce qui est au bout de la ligne droite et qu’on voudrait le plus éloigné possible. La mort, pour certains, c’est ne pas être soi-même ici et maintenant, quoi qu’il en coûte. Maître Jules nourrit le cochon d’Antiochus et il le mangera avec jouissance. A ses yeux, la gourmandise est moins un péché capital qu’une erreur diététique capiteuse. Mais il garde aussi sa conscience, sa liberté, son droit à la cohérence. C’est le combat entre le monde et ceux qui n’ont pas l’esprit du monde. C’est le combat entre la chair et l’esprit, dont parlent saint Paul et saint Jean. La lutte peut être dure. Jules Honoré Petitjean ne sourit pas sur la photo, mais il pense néanmoins à l’omelette au lard.
Le héros mourra en 1923. Nonagénaire ! Comme quoi le cochon ça conserve. Ce n’est que bien plus tard, sans lien avec ce qui précède, que son squelette et celui de sa Philomène, ce qui signifie « bien-aimée », se fondront dans le peuple anonyme de la fosse commune.
Chapitre 8
Retraversons la Meuse et retournons en Hesbaye. Que sont devenus les gens au nom sec, froid et sans âme ? Là aussi, les fermiers sont lâchés par certains de leurs descendants. Joseph naît à Vedrin, le 25 janvier 1867, où ses parents mourront et seront enterrés.
Peu séduit par le métier d’agriculteur, il préfère quitter Vedrin et descendre dans la vallée. On le retrouve contre-maître aux carrières en face de Sclayn. Il habite la région d’Andenne. Il mourra à Coutisse. On sait peu de sa vie. Elle nous est à la fois proche et lointaine.
Sur la photo, Joseph est de bonne constitution, une espèce de pur sang. Il porte veste, col blanc, cravate et moustache. N’est-il pas contre-maître aux carrières ! Ses yeux sont ceux d’un homme mûr et sûr de lui. Pas quelqu’un de soumis ni au visage raviné. Ce n’est pas un Petitjean au visage dur mais un Smet volontaire. A moins qu’il ne se donne une façade pour la photo. Beaucoup sont capables de se faire passer pour forts et qui n’ont rien à dire chez eux.
La génération de ses enfants a disparu, entraînant une foule de souvenirs et de renseignements précieux. Nous retiendrons deux choses. La première est une scène nocturne racontée par sa femme à un de ses enfants, duquel je la tiens. Les époux sont dans le lit conjugal et le reste de la famille dort. « Mets-ta tête dans les draps, je vais cracher. », dit Joseph à sa femme en wallon namurois. Un homme qui travaille à la carrière doit pouvoir libérer ses poumons, n’est-il pas ? Elle s’exécute aussitôt. A cet instant il lâche un pet prémédité et elle se redresse en lui disant : « Sale gamin ». C’est un humour gras, masculin, inspiré des campagnes, mais il révèle deux hommes en nous : l’officiel, l’institutionnel, celui qui est connu, celui qui porte éventuellement col blanc, cravate, moustache, et, d’autre part, l’homme caché, cru, original, saugrenu. Le pape ne va-t-il pas à la toilette entredeux bénédictions ? Dans les plus beaux habits, sous les décorations les plus brillantes et malgré les titres ronflants, il y a toujours en nous de la peau et des poils. Nous aimons nous donner un genre, en faire accroire aux autres, montrer une façade, mais reste en nous cet être non-colonisable, capable de profonde métaphysique et de délicieuse flatuosité, de poésie et de grivoiserie, d’élégance et de vulgarité, de sérieux et d’humour débridé. Après tout, n’être jamais sérieux est un péché, mais l’être trop est un vice. Si l’on est sage jeune, vieillir n’a plus de charme. Si nous prenons de l’âge, il reste en nous quelque chose de l’enfant qui peut tout se permettre. Il nous arrange de nous déconstiper, tant de jour que de nuit.
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L’autre souvenir est une énigme policière. Selon une tradition, probablement douteuse, il serait mort de colique de plomb, suite hypothétique du métier qu’il pratiquait, mais les carrières n’ont pas récompensé sa carrière. Je crois davantage à la seconde tradition. Elle m’a été présentée comme certaine par un de ses fils. Par trois fois, le même jour, en 1916, en pleine guerre, Joseph est mis au pied du mur pour être fusillé par les Allemands. Les soldats sèment de manière sadique la terreur, en lui, dans sa famille, dans le village. Ils en jouissent. Le soir, Joseph meurt d’un arrêt cardiaque. Il a quarante-neuf ans. Les dates et le contexte confirment cette version, sans que le malheureux ne reçoivent les honneurs de ceux qui croupissent dans les tranchées, victimes d’une guerre absurde, de généraux incapables, d’un patriotisme irrationnel, le tout à cause, soi-disant, d’un archiduc assassiné à Sarajevo. On appelle « grande guerre » ce qui fut une ignoble boucherie. Mon grand-père paternel est mort d’une stupidité militaire gratuite, victime de la bêtise et du sadisme. Il faut oser dire ce qui est historiquement correct. On peut saluer le courage du subalterne, mais il deviendra un jour difficile d’imaginer qu’on puisse sous nos latitudes mourir pour un drapeau, pour son pays, par idéal patriotique.
9
Son épouse, Marie Petitjean, est née en 1868. A quarante-huit ans, elle se retrouve seule pour élever une famille nombreuse, sans le soutien mérité d’une veuve de guerre, sans un franc de pension, sans allocations familiales, mais avec six enfants : Louisa, 22 ans, Léona, 20 ans, Maurice, 19 ans, Hubert, 18 ans, Constant, 13 ans, et Evariste, 10 ans.
Il faut caser les filles en les mariant. Elles doivent évidemment pouvoir lire, tricoter, coudre et cuisiner, se préparer à devenir de bonnes épouses et de bonnes mères. Les garçons ont à trouver métier, à gagner assez pour fonder famille et faire souche. Ce n’est pas une mince affaire, tandis que les généraux et les maréchaux jouent au billard loin des tranchées.
Dans la journée, Marie va glaner du bois dans les forêts voisines afin de chauffer la maison lorsque les enfants rentrent de l’école. C’est un droit des pauvres depuis des siècles, comme ramasser le blé laissé dans les champs après le départ des moissonneurs. On imagine ses mains et son dos assurer cette tâche dans le grand silence. Sachant lire et écrire correctement, elle est nommée receveuse à l’Assistance publique et secrétaire du home de Coutisse, à deux pas de sa maison qui n’est plus une école. Elle y tiendra un temps un petit magasin. Il faut se battre pour survivre et assumer son devoir de mère. Elle le fait, et l’on comprend qu’elle rie peu sur les photos que l’on a gardées d’elle. Beaucoup de terriens ne sont pas nés pour la fête.
Néanmoins, Marie a ses passions. D’abord, elle a tellement tricoté et crocheté que ses doigts sont creusés là où passe le fil de laine ou de coton depuis des décennies. Chaque descendant recevra son couvre-lit et ses napperons. Elle se fait un point d’honneur à tisser une dentelle pour une nappe d’autel, destinée à l’un de ses petits-fils apprenti-curé au grand-séminaire.
Les cartes sont une seconde passion. Dans les dernières années de sa vie, elle séjourne chez ses enfants, tantôt ici, tantôt là. A ses petits-enfants, elle consacre d’innombrables après-quatre-heures où, les devoirs scolaires terminés, elle apprend à « djouwer à l’matche »[1], avec le « nwâr ou le croté vaurlet » » et le « spitch »[2]. Moins doués qu’elle, plus jeunes et moins passionnés, nous commettons des erreurs qui ne lui échappent jamais. Pourquoi n’avons-nous pas coupé ? Qu’avons-nous osé faire comme proposition ? Nous sommes alors enguirlandés comme si nous avions calomnié, menti, violé, assassiné ou commis quelque sacrilège.
Marraine de Haut-Bois, comme on l’appelle, n’ira pas dans un home. Elle y a passé sa vie en tant que secrétaire. Au terme d’une vie de travail, elle vieillira parmi les siens. Pour eux et pour elle, ce n’est pas toujours facile. Perdre son indépendance et son autorité n’est jamais aisé. Elle doit distinguer « être mère » et « être belle-mère ». Il faut savoir mordre sur sa chique, taire un conseil, écraser une critique. Par ailleurs, pour ses hôtes, n’être pas toujours entre eux, sentir l’œil critique dans le dos, devoir laisser de la place à l’autre qui a tendance à en prendre trop, cela peut gêner. Sans oublier qu’il faut se promener dans la maison en tenue décente. La sagesse ne dit-elle pas que mariage demande ménage ? Les pays décolonisés ne sont-ils pas sourcilleux sur leur indépendance toute fraîche ? Tout intrus n’est-il pas une menace ?
A l’époque, beaucoup de femmes sont hôtesses d’intérieur, comme disait avec humour un adolescent. Sauf nécessité, beaucoup ne tiennent pas à ajouter un autre métier à celui de mère et d’épouse. Cela n’a rien pour elles de socialement dévalorisant. Elles entretiennent le potager, assurent les conserves et les confitures, voire le pain. Elles préparent les repas « bio », sans boites de conserve. Elles dressent la table, font la vaisselle, assurent la lessive et le repassage. Elles gardent la maison propre, en ordre et fleurie. On s’y sent toujours attendu et accueilli. Cela dispense d’une femme d’ouvrage, d’un jardinier, d’une garderie d’enfants et de plusieurs machines. En plus, les épouses sont disponibles pour aider des voisins dans des situations à problème, jouant le rôle d’infirmières, d’aides soignantes, de dames de compagnie, de Croix jaune et blanche, d’assistantes sociales, de conseillères, de garde-malades. Il leur reste du temps pour le tricot et le crochet. Chacune, à un moment, héberge également « sa Marraine de Haut-Bois ». Que d’existences consacrées à l’invisible, à l’insignifiant, au gratuit, à l’inutile, au don discret, à l’attention jusque dans le détail, sans lesquels le monde perdrait son élégance et la famille une partie de son âme ! Sans mère, la maison n’est-elle pas comme une cage sans canaris ?
On garde les vieux au milieu du village, dans la vie de la famille. Les générations se rencontrent pour « djouwer à l’matche » ou au « couillon japonais ». Les sages y distillent l’âme des peuples, cette indispensable sagesse que ne donnent pas la course, le stress, ni l’obsession de l’argent, du pouvoir et du confort. Que les sages prennent le temps. Qu’ils s’assoient sur le banc devant la porte. Ils sont parents à vie. Aucune retraite n’est prévue pour l’amour. Vieux et jeunes se préparent des souvenirs heureux, qui ne sont pas ceux d’une garderie obligée, d’une servitude imposée à ceux qui ont déjà donné. Toute famille gagne à allumer l’âtre, à servir du cacao chaud à la rentrée de l’école, et à ne pas s’éteindre chaque soir en allumant la télé.
La dame de Haut-Bois ne connaît pas la télévision. Elle regarde le jour tomber en même temps que la nuit. Elle a appris à crocheter sans lumière et à vivre sans trop se laisser voir.
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Une partie de l’arbre généalogique de Marie Petitjean, de Haut-Bois
Guillaume de Dampierre, époux de Marguerite de Constantinople
parents de Guy de Dampierre
Guy de Dampierre (1225-1305), comte de Flandre, époux de Isabelle de Luxembourg,
parents de Jean de Namur,
Jean I de Namur, père de Guy I
Guy I de Namur, père de Jean III
Jean III de Namur, père de Philippe I
Philippe I de Namur, père de Henri
Henri de Namur, père de Philippe II
Philippe II de Namur, père de Henri,
Henri de Namur Flostoy, époux d’Isabeau de Pailhe,
parents de Lambert
Lambert de Namur Flostoy, époux de Françoise Delle Thour de Terwagne,
Ou Terwaigne[3], parents de Françoise
Robert Taziaux, époux de Françoise de Namur-Flostoy,
parents de Jean Taziaux
Jean Taziaux époux d’Anne Diernée
parents de Nicolas Taziaux-Tassia, dit Ciplet
Nicolas I dit Ciplet, époux d’Isabelle Lefèvre,
Parents de Mathieu Tassia
Mathieu Tassia, époux d’Anne d’Havelange,
parents de Nicolas Tassia
NicolasTassia (1651-1725), époux de Anne de Liboy (morte en 1706)
parents de Anne Tassia
Rinchart (mort en 1748), époux de Anne Tassia (1692-1725),
parents de Catherine Rinchart
Tomsin Domitien (1710-1792) époux de Marie-Catherine Rinchart (1710-1782), parents de Marie, Marguerite Tomsin
Melchior, François Petitjean (1758-1831) époux de Marie,-Marguerite Tomsin (1744-1812)
mère de Melchior
Melchior, Joseph Petitjean (1785-1866) époux de Marie Terwaigne (1802-1882),
parents de Honoré-Jules-Joseph Petitjean
Honoré-Jules-Joseph Petitjean (8.10.1833- 1923) , époux de Marie, Thérèse Polet
parents de Marie Petitjean (2.7.1868), la Dame de Haut-Bois.
Ici on peut se poser des questions. Jean I eut-il un fils ? Où est passé Jean II ? Jusqu’où remontons-nous via Guy de Dampierre ? A une série d’empereurs de Constantinople ? Les six Bauduin, les Regnier de Hainaut, sans oublier Emergarde, Lothaire I (795-855), Louis le Débonnaire ou le Pieux (778-840), Charlemagne (747-814), Pépin le Bref, Charles Martel, Pépin de Herstal, sainte Begge et Pépin de Landen (580-640) ?
Faudrait-il en rêver ?
D’abord, après un gros millénaire, un belge sur cinq descend peut-être de ces gens. Deuxièmement, nous serions devenus trop nombreux pour nous partager l’héritage. Avec sainte Begge, nous sommes à Andenne, tout près de la région où vivaient encore au dix-septième siècle, la lignée au nom court, sec et sans âme, du côté nord de la Meuse, et la lignée de Marraine de Haut-Bois, établie au sud, côté Condroz. Tout cela par la grâce du noble contre-maître, Joseph, mort de la guerre mais pas pour la patrie.
Sans doute Marie Petitjean et Joseph Smet se sont-ils rencontrés dans la vallée de la Meuse. C’est, dirons-nous, un amour mosan. Les enfants se multipliant, ils doivent déménager. A Seilles, où Léona retournera habiter avec « oncle Camille ». A Andenne, où veille sainte Begge, l’ancêtre putative. Puis ils cherchent l’air pur sur les hauteurs de Coutisse.
Ils y sont aujourd’hui établis jusqu’à la fin des temps.
11
L’aînée issue de l’amour mosan revient à Vedrin, la terre des aïeux « côté nord » et y épouse un horloger. A eux deux ils auront trois enfants : Louise, Marie et Joseph.
Il est délicat et souvent hasardeux de revisiter leur vie, ainsi que celle des autres enfants du couple de Marie et de Joseph, (pas ceux de la Bible évidemment !). Mais des souvenirs marquants sont restés dans la mémoire collective.
Louisa paraît sévère. Elle a de l’humour (On est wallon ou on ne l’est pas ! On ne descend pas de Joseph sans humour !), mais tous les jours ne sont pas roses pour elle. Son mari meurt jeune. Son fils le suit après une vie d’épileptique. En 1939, Marie se fiance à un homme de cœur. En 40, il est mobilisé et fait prisonnier. Elle lui reste fidèle, bien qu’il lui ai dit de prendre sa liberté en cas de malheur. Elle ne le revoit qu’en 1945, malade de son séjour dans les camps d’Allemagne. Ils se marient, mais n’ont pas d’enfants.
C’est fou ce que les guerres font souffrir de chaque côté des frontières ! Pourquoi l’humanité ne cesse-t-elle dès lors d’en provoquer sur tous les continents ? Pourquoi l’homme, qui est si malin, fait-il si fréquemment la bête ? D’autant qu’après les tueries, les viols, les camps, les tortures, la déchirure des familles, la multiplication des veuves, des orphelins et des handicapés, sans compter les maisons rasées, les peuples sont condamnés à conclure une paix et à revivre ensemble.
Le mariage de Louise avec Robert Wéry est un événement heureux qui laissera des souvenirs. L’église est spacieuse et pratiquement gratuite. Un oncle y joue du violon. Deux neveux y chantent un Gounod, ou un Schubert, ou un César Frank. Le tout en latin, il faut être sûr d’être entendus au ciel. Pour la fête profane, le magasin « l’Abeille » de Louisa est assez exigu. Tous ne peuvent être invités au festin cuisiné maison. Exclus, deux oncles de la mariée se coalisent. Prier sans manger leur est impensable. Etre sérieux une heure, sans se défouler le reste de la journée aussi. Ils entrent donc sans invitation, disposent une échelle entre deux portes d’armoires murales, et improvisent à longueur d’après-midi un récital de blagues et de chants. Ils reçoivent à boire et à manger. Grâce à eux, la fête ne s’oubliera pas.
L’événement laissera d’autres traces. Louisa devient grand-mère. Yvon (1949), Lucile (1951), Marie-Anne (1953), Luc (1959), Bernard (1960). La Babouchka ne comprendra pas à chaque coup qu’on puisse éduquer ses enfants avec plus d’audace et de liberté qu’elle ne le fît elle-même, mais elle se réjouit des quatre générations immortalisées sur une photo prise à Seilles, dans le jardin de sa sœur.
Avec le temps, elle s’habitue à vivre un peu seule. Les petits-enfants en bas âge visitent volontiers les plus âgés, surtout au magasin l’Abeille où les bonbons sont gratuits. Adolescents, ils ont d’autres centres d’intérêt. Et puis la fin approche sans qu’on l’ait vue arriver. Le temps est une antilope qui court dans la forêt des siècles. La mort approche en pantoufles, sans bruit.
Babouchka prononce alors quelques mots historiques :
- Nos-èstans tortos dès candidats crèvés.[4]
- I n’faut nin tchûler, dj’a faît mès paquèts.[5]
Ce sont des phrases qui frappent. La vie est belle. Le soleil est bon sur la peau. Le corps aime jouir. Chaque saison a ses cadeaux. La nature est variée, généreuse, merveilleuse dans notre petit pays. Les enfants égayent la place. Si les jambes ne supportent plus la valse, on joue aux cartes autour d’un petit blanc. Il y a des fêtes pour tous les âges et pour toutes les bourses. Chez nous, il est passé le temps des guerres et des privations. Chacun peut dire : « Je m’aime moi aussi. ». Il y a mille moyens de jouir de la vie, sans voiture, sans télévision, sans vacances coûteuses, sans luxe, sans salle de bain, sans chauffage central.
En face de cette plénitude dont jouit la jeunesse, s’en va petit à petit une génération que le temps pousse vers la tombe. Sa respiration est plus courte. Sa mémoire est fidèle au lointain passé plus qu’à la semaine précédente. Les rhumatismes circulent dans le corps. La sciatique est plus régulière. L’ostéoporose fragilise le squelette. Le corps s’amenuise. On consomme de plus en plus de médicaments. On compte les moutons au long des insomnies.
La mort approche comme un voleur. Le cercueil n’est pas loin. Ni le catafalque. Ni le trou. Son silence irréversible. La grosse pierre bleue avec un nom, un prénom et deux dates ! Depuis la nuit des temps, l’homo sapiens s’interroge. Est-il un hasard entre deux néants ? Est-il un agglomérat accidentel et provisoire d’atomes ? Y a-t-il, finalement, un sens à l’homme et à l’univers ? Que choisir entre le « cela » absurde, jeté-là, sans sens, et, d’autre part, le monde finalisé, avec un alpha et un oméga où l’homme serait le « tu » de l’Eternel ? Serait-on vertueux pour du beurre ? Quelle cause justifie vraiment le martyre ? Que se passe-t-il après, dans cet « après » dont nous ne savons rien, car nul n’en est revenu. Louisa exprime avec son bon sens, le fruit de sa méditation. « Il ne faut pas pleurer, j’ai fait mes paquets. »
12
Léona est mariée à Camille. Ils possèdent une maison ouvrière sur les hauteurs de Seilles. Deux pièces en bas. Deux chambres en haut, auxquelles on accède par un escalier raide et dangereux. Si vous ratez la première marche en descendant, votre coccyx atterrit en bouillie. Sous la cuisine, enfin, une cave donne sur le potager en contre-bas.
Oncle Camille a été ouvrier. Malade des poumons et les os bien numérotés, il fait impression sur les enfants. D’abord, il n’a plus de dents et ressemble, selon les heures, au curé d’Ars ou à Voltaire. En plus, n’est-il pas communiste ? Au dessus de son fauteuil, des œuvres de Marx, des Lénine et de Mao. Prolétarien notoire, il ne boit pas, il ne fume pas. Il vit des légumes du potager, lequel nous paraît immense et bien soigné. Le prolétaire ne gaspille pas l’argent comme le bourgeois et les patrons ! Cela paraît finalement assez logique. Il ne critique jamais ceux qui vivent d’une autre manière et qui élèvent leurs enfants chez les curés. Ce qui impressionne aussi, c’est qu’il n’a plus un seul cheveu sur le crâne, parce qu’il les a tous disposés sur ses avant-bras. Vu du ciel, on dirait un genou.
S’il a la réputation d’être neurasthénique, le diagnostic est difficile à distance. Disons qu’il est jugé difficile surtout par le fait qu’il interdit de fumer dans sa maison. Les adultes et les jeunes pris de tabagisme doivent assouvir leur vice en cachette, comme des gamins. A la cave en hiver et au jardin le reste de l’année. L’oncle a le flair d’un chien de chasse ou d’un préfet de discipline. Ceci n’est pas suffisant pour trancher quant à sa neurasthénie.
Léona a le malheur d’accoucher de deux enfants morts-nés. Toute sa vie se passe dès lors dans le face à face avec son mari de plus en plus bronchiteux. Sans chat, sans chien, sans canari, sans cigarette. Elle est l’exemple type de la femme qui se gomme pour son maître. Née pour servir et obéir. Elle élève la voix en sachant qu’elle n’a rien à dire. Seule à la messe dominicale et prosternée la semaine. Elle est de ces femmes qui ne semblent pas nées pour vivre à la première personne, pour dire « je », pour jouir de la vie. C’est quelqu’un sans orgasme pensable. « Pourquoi Tamar ?» se demandait Pascal. « Pourquoi Léona ? », nous demandions-nous. Quel est le sens d’une telle existence ? Quelle est sa place dans l’histoire du monde ? Quel est son poids dans le cosmos ? Coup de main obligatoire au potager et travail domestique sans issue : préparer les repas, dresser la table, faire la vaisselle, faire bouillir le linge, le suspendre au fil le long du sentier bétonné du jardin, repasser, nettoyer la cuisine déjà propre, tricoter, se taire, prendre les poussières, remplir la charbonnière, entretenir le feu, puis dormir, puis se lever pour répéter l’hier dans l’aujourd’hui. Bref se gommer. Déjà au début du mariage, à l’heure habituelle, elle écoutait si son Camille revenant de l’usine, actionnait la sonnette de son vélo pour qu’elle ouvrît la grille afin qu’il entrât sans mettre pied à terre.
Lorsque son mari devient encore plus maigre, lorsqu’il tient le lit pour du bon, lorsqu’il faut tout faire pour lui, jusqu’à prendre ses selles à la source parce qu’il n’a plus la force de les évacuer par décision personnelle, Léona est là. Humble, fidèle, dévouée, efficace. Le médecin s’étonne de voir survivre contre toute logique quelqu’un qui depuis longtemps serait ad patres dans une institution publique, fût-elle politiquement rouge.
Le souffle devenant plus court que jamais, les forces le lâchant d’heure en heure, Camille fait appeler le curé. A l’issue d’une existence de travailleur honnête, puis de malade, il quitte les Rouges. C’est l’ouvrier de la onzième heure de la parabole. Il renie le matérialisme philosophique, la théorie des aliénations, la praxis, la lutte des classes, la théorie du parti unique, le système étatique, le déterminisme historique, la révolution, la construction du Grand Soir, dont il savait peut-être bien peu de chose. Après le baptême chrétien que tout le monde recevait, (parce qu’on ne sait jamais…), il a grandi dans un biotope anti-calotin. Il a assumé un travail en milieu rouge où l’on mange du catho à chaque pause. Puis il a aspiré avec peine la vie que lui laissaient ses poumons. En fin de parcours, il retrouve sa source : l’eau bénite, l’absolution, l’huile parfumée, la main chaude du prêtre, lequel prend tout le temps qu’il faut et, contrairement au médecin, sans faire payer ses visites. La vie de Camille s’effiloche. Elle devient légère, légère, légère comme la brise du soir. Il n’est presque plus qu’une âme. Camille s’endort. Il lâche un pet imperceptible et inodore. Son dernier souffle. Feu oncle Camille, dit-on. Curieuse expression d’ailleurs que de dire « feu » quand quelqu’un s’est éteint.
Les heures et les jours qui suivent ne sont pas tristes. Nous voici tous dans la cuisine, à côté de la salle à manger transformée en chapelle peu ardente. L’oncle est à peine refroidi et nous fumons à dix sans nous dissimuler. C’est alors que tout s’enclenche. Comme si une soupape explosait.
La veuve, cigarette à la main, ouvre la porte séparant les deux pièces et, d’une voix forte, demande à son mari :
- Ca n’vos jin.ne pus, Camile ? [6]
Il ne répond pas. Notre manifestation de tabagisme le laisse froid.
Sa sœur arrive, la mine défaite. Elle verse une larme obligée. Contrairement à son frère, elle a une taille qui lui permettrait, le cas échéant, de céder sa place dans l’autorail à deux ou trois femmes enceintes. Galant, un oncle se propose de la reconduire en voiture. Comparant la corpulence de l’endeuillée et la dimension des portières de sa Simca, il nous crie de la rue :
-Est ç’qui t’n’as nin on tchausse-pîd ?[7]
Le ton est lancé. Vient le jour des funérailles. Deux frères de Léona conduisent le deuil. Hubert marche dans le prolongement du tuyau d’échappement du corbillard. Ce n’est pas sain, d’autant qu’on est à jeun et qu’on avance lentement.
- Dji m’sin mau[8], dit-il à son voisin avec inquiétude. Evariste répond :
- Ratind todi qu’on-z-eûye ripiqué c’ti-là.[9]
Emu par un oncle logique au temps de son prétendu communisme, et qui avait passé une si triste existence, je reste dans les derniers au cimetière, à côté de mon parrain.
- I m’chone qu’on l’a r’piqué fwârt bas[10], dis-je, impressionné par la profondeur du trou où gît le cercueil.
Mon parrain répond :
- Et c’qui ti n’sés nin, c’èst qu’il è-st-â plat vinte. Come ça, s’i grète i d’chindrè co pus bas.[11]
Cet oncle avait l’humour facile en tout temps. Même à deux pas d’un mort, il ne se retenait pas. En rejoignant la famille à pas de sénateur, il me raconte un enterrement auquel il a participé peu avant, à côté du veuf donc on enterrait la femme. L’homme lui avait fait une confidence :
- C’èst l’prumî côp qui dj’ m’èva avou lèye sins m’fé engueûler. »[12]
De retour à la maison, nous avons enfin droit au plus beau moment des enterrements, celui où, sans compter, on peut s’enfiler des sandwiches mous, grassement beurrés et refermés sur une double tranche de Gouda jeune ou de jambon. C’est un moment de jouissance intense. On ne compte pas la quantité ingurgitée. Une famille qui tomberait à court serait déshonorée pour trois générations. Ah ! cette couche de beurre de ferme ! Ce fromage ! Ce jambon ! Oh, frères Musulmans, que je vous plains de ne pouvoir manger que la moitié du plat !
Oncle Camille me poursuit depuis des années. Un homme est malade des poumons et j’ai été assez égoïste pour le juger intolérant quand il m’envoyait fumer dehors ! Un homme vivait une cohérence de gauche et d’ouvrier, mais sans critiquer mon éducation chrétienne et bourgeoise. Il m’apprenait le respect des différences ! Un prolétarien s’est imposé une discipline de vie ascétique, nous inculquant sans y penser l’idée que l’homme civilisé n’est peut-être pas celui qui multiplie ses besoins, mais plutôt celui qui choisit délibérément de les réduire. Cet homme qui a vécu à gauche, imbibé par son éducation et son milieu professionnel, décide enfin, à la onzième heure, de changer de route, de tourner à 360 degrés, de revenir à l’espérance, d’accéder à la sérénité et de quitter le paysage le visage apaisé. Je me prends à penser que le berger a rassemblé ses amis, qu’il fait la fête, parce que la brebis perdue institutionnellement est revenue au bercail, parce que, qui sait ? Cette brebis avait eu plus de cohérence que bien des habitués du dimanche et des fonctionnaires du système.
Quelquefois, l’âme de tante Léona me hante à son tour. Certes, elle avait ses humeurs et ses incohérences, notamment quand est venue sa dernière heure et la rédaction de son testament. Mais, habituée à servir, à s’effacer, à soigner mieux qu’en clinique, jusqu'à assurer les soins les moins agréables, elle s’offre, quelques mois plus tard, et gratuitement, au service d’un autre de mes oncles atteint d’un cancer, et dont la femme avait les mains plutôt habituées aux produits cosmétiques qu’à l’anus encombré. La tante bénévole était en manque de générosité gratuite. L’âme qui me suit me susurre alors qu’il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime, que la pauvreté en esprit donne accès au Royaume, qu’on peut mettre son cœur dans un trésor qui n’est jamais côté en bourse. Il est des gens dont on ne parle jamais, des sans grade qui ont vécu effacés, qui ont servi en silence. Ils sont la face cachée de l’humanité. Le beau visage du monde. Je voterais volontiers pour une « Rue Léona » et pour un « Square Camille ».
Au moment de nous quitter, mon parrain m’embrasse en disant : « Avou l’nez qu’ t’as, po t’rabressî su tès deûs massales, on-z-î gagnereut à-z-aller pa li drî. »[13]
13
Maurice est chauve et clerc de notaire. Nous le connaissons finalement assez peu. Il a épousé tante Renée. Celle-ci possède une authentique fermette sur les hauteurs d’Andenne. Avec des vraies vieilles portes. Avec des vrais pavés de l’ancien temps dans la cuisine et, partout ailleurs, du chêne épais qui craque sous les pas. Toute la vie du couple s’organise autour d’un grand poêle crapaud. Pas au petit salon merveilleux tout de bois, où l’on ne met jamais les pieds.
Des fenêtres de la cuisine, on a vue sur les poules et, surtout, sur les fameux moutons. Ils ne sont pas fameux par leur poids, leur taille, leur couleur ou leur race, mais par la place qu’ils prennent dans la vie de tante Renée. Il faut savoir que celle-ci a une taille impressionnante. Tout spécialement ses seins. Ignorant notre impertinence juvénile, elle nous parle volontiers de « son » lait. Il est dense. Certains l’allongent d’ailleurs avec un peu d’eau. On vient de loin pour en avoir. Un gâteau avec son lait est un régal. Il n’y a rien de mieux pour la santé. Et nous nous imaginons oncle Maurice bien alimenté pendant toute la guerre et les seins « renéens » alimentant Stassano bien au-delà de la frontière linguistique. La Wallonie exporte certainement le lait de tante Renée. La Flandre a profité de nos richesses naturelles.
Je dois dire que le couple n’a jamais encombré mon horizon. Goethe parlait des affinités électives. Ainsi, dans une grande famille, on ne se lie pas intensément avec chacun. Ce n’est pas qu’on exclue ni qu’on méprise, c’est tout simplement comme ça. Pourquoi toi ? Pourquoi pas lui ? Allez savoir !
Longtemps, je me rappellerai l’enterrement religieux dans la petite église très propre. Le doyen monte de la ville et fait une célébration parfaite pour une paroissienne qu’il n’a jamais vue, sauf s’il a eu besoin de son lait. Je me dis alors en moi-même qu’il n’y a pas pour Dieu d’enfant non désiré, que chacun est le complément d’objet direct de l’Eternel, et que, pour ce prêtre épatant, chacun est important. Cet enterrement pose néanmoins deux problèmes majeurs. D’abord, il gèle à pierre fendre. La tante est donc déposée dans une morgue en attendant le dégel. De plus, comme elle n’a pas d’enfants, nous ne dégustons aucun sandwiche. C’est un enterrement mortel. On n’a même pas eu l’idée d’un méchoui qui eût été colossal.
14
Un autre oncle mal connu s’appelle Constant : 1903-1925. A sa mort, j’étais encore dans les futurs libres. Constant est l’aventurier de la tribu et le chouchou de Marie de Haut-Bois. Né au début du siècle, pionnier, il quitte l’Europe, prend le bateau, s’engage dans ce qu’on appelle à ce moment le Congo belge. Il nous reste à son sujet un rapport expliquant qu’il a eu une hématurie à laquelle s’ajoutent une fièvre bilieuse et une forte température. Il ne peut plus remplir son « travail de délimitation ». On fait venir un missionnaire, le Père Lambrette, à défaut de médecin. L’oncle rend le dernier soupir « dans une mort douce et calme », dit le texte, le dix février à dix-huit heures trente, après s’être acquitté de tous ses devoirs religieux. Les obsèques ont lieu curieusement le dimanche, à onze heures. Sa dépouille repose au cimetière de la factorerie à Manghay.
Ainsi un ancêtre a osé. Le bateau, la mer sans horizon, les chutes du grand fleuve, la forêt infinie, les lions, les serpents, les éléphants, les noirs, les routes ravinées, le chant incessant des insectes, les lianes à la Tarzan, les huttes, le manioc, les bananes vertes, les mangues, le saison sèche et celle des gros orages, les seins des négresses pareils à des oreilles de chien de chasse, les danses à poil au rythme du tam-tam : il a vu tout cela. Ce qui lui a échappé, c’est la saloperie qui lui a mis du sang dans les urines. Le lait de tante Renée ne se conservant pas jusqu’à l’hémisphère sud, l’oncle mourut donc à la fleur de l’âge.
15
Oncle Evariste est un des enfants de Marie de Haut-Bois et de Joseph « mort mais pas pour la patrie ».
Il tient dans ma vie une place privilégiée. Constatant avec effroi que j’étais né avec le péché originel, que j’étais affublé de concupiscence (bien que je ne connus pas encore à l’époque les sandwiches funéraires ni les seins de tante Renée), discernant que j’avais perdu les dons préternaturels, que j’avais, autrement dit, à subir les conséquences de deux cons de la préhistoire qui s’étaient promenés à poil sous un arbre fruitier, oncle Evariste s’engage comme parrain. Il met la main sur le linge blanc et sur mon épaule, tient solidement la bougie, répond à ma place aux questions que je ne comprends pas. Bref, il signe mon entrée dans l’Eglise. Je suis baptisé. Il se porte garant de ma sainteté, ce qui, depuis lors, est d’une efficacité impressionnante, quoique je le dise moi-même.
Marqué par la passion pédagogique héritée du grand-père qui s’était dressé contre les lois laïques au dix-neuvième, Parrain est instituteur à Haltinne. J’ai le souvenir de la cour de récréation. Elle est aussi longue et large qu’un champ d’aviation. Les toilettes peuvent accueillir des légions de potaches. Ce n’est peut-être pas le rendez-vous des grands esprits, mais certainement celui des grands besoins. Je suis déçu lorsque j’y retourne plus tard, en adulte pèlerin de mon passé.
Parrain se recycle ensuite comme comptable et conseiller fiscal. Ceci l’amène à Jambes, où les clients sont plus nombreux.
Dans la seconde partie de sa vie, il retourne à l’école, comme directeur d’une grande école primaire de la capitale.
Ce n’était pas l’audace de Constant qui avait traversé l’océan et travaillé dans un autre continent, pour mourir finalement avec du sang dans les urines. Mais quelle vie tout de même : instituteur dans le Condroz des ancêtres, avec une orthographe parfaite et une écriture de calligraphe, expert comptable dans la future capitale de la Wallonie, enfin directeur d’école à Woluwé.
Il est toutefois quelque chose qui m’étonne dans sa vie. Régulièrement, quand il a du temps libre, il part avec son tabouret, ses tartines, son café, ses cigarillos, son baquet à couvercle et sa canne à pêche. Il s’était engagé comme pêcheur d’homme à mon baptême, et le voici pêcheur de truites ! L’Evangile à l’envers. Ma seule expérience en la matière est d’avoir passé, enfant, une demi journée près d’un étang à Havelange, avec deux cousins. A trois, pendant trois heures, pas une ablette, pas un goujon, pas une truite. Et Parrain, en pleine capitale, il s’offre des truites. Il n’y a pas de justice. Le monde de la pêche n’est-il pas étonnant. On comprend le goût du silence et de la nature encore protégée. On peut apprécier le poisson frais. Mais pourquoi rejeter un poisson sur deux ? Pourquoi ne pas acheter du surgelé sans arrêtes ? Pourquoi payer cher un permis tout en sachant que l’on ne pourra pas nourrir sa famille avec le produit d’une interminable journée de patience ?
Ce qui me marque davantage chez lui, c’est son humour, son regard positif sur les choses, les personnes et la vie, c’est le sérieux, en même temps, pour son travail. Heureux l’homme qui peut parler sérieusement de tout ce qu’il connaît et, l’instant suivant, vous en sortir une bonne.
Lui, au moins, il aime la vie. Qu’il boive un bon verre, il a son commentaire à la bouche :
- Si m’man ‘nn’ aureut yeû d’né do parèy, dji tètereu co.[14]
Il tient aussi à ce qu’un tailleur lui façonne ses costumes. On n’achète pas du tout fait. Le tissu doit être de qualité, le pantalon tomber droit, la veste se mouler au corps. Il est donc toujours, comme on dit, habillé à quatre épingles. Les présidents des Etats-Unis d’Amérique font la même chose. Après tout, avec l’âge, nous n’avons plus tous un profil athénien.
Les années passant, il voit aussi venir la menace du saut dans l’inconnu. D’abord le cœur lui rappelle qu’il n’a plus vingt ans et qu’il importe de se surveiller. Ensuite, un cancer. Même alors, il garde sa sérénité, disant au médecin qu’il faut bien mourir de quelque chose. Une fois par mois, à cette époque, il dit à sa femme :
« Nos-alans pèser lès pourcias. »[15]
Le jour où il constate avoir perdu quelques kilos, il comprend que sa fin approche. Cela le marque. Il est, pour la première fois, affronté à l’irrémédiable. Je veux parier que le ciel l’a accueilli avec plaisir et que depuis lors y règne un supplément de bonne humeur. Sa seule erreur, en fin de parcours, est d’être mort le jour de l’anniversaire de sa femme, tante Renelde. Même proche de la centaine d’années, elle refuse qu’on lui chante : Happy birsday to you.
Je garde au cœur le souvenir de quelqu’un qui peut parler sérieusement, avec compétence, puis, sans prévenir, sortir un bon mot, une blague en incise, et montrer de la sorte que rien au monde ne peut nous distraire tant de la gravitas que du regard amusé. Il serait bénéfique au pape, aux évêques, aux prêtres, aux professeurs, aux parents, à tous les gens sérieux, qu’ils se déconstipent, qu’ils enlèvent le sabre qu’ils ont introduit dans leur œsophage, qu’ils osent rire d’eux-mêmes, se déboutonner, libérer un rire solide et franc. Faisant remarquer un jour à mon père que sa braguette est ouverte, il me répond imperturbable que ce n’est pas parce que le guichet est ouvert que l’employé est prêt au travail. J’aime ce mélange des genres. Il faut que l’on rie à l’école, aux messes, en famille, au boulot, et que le monde en soit informé. Cela n’empêche pas, suivant l’école de mon parrain, qu’on puisse être sérieux quand il le faut. J’ai poursuivi un chanoine en pyjama dans un camp religieux à Pâques 56, il était pourtant, à ce moment de ma vie, le plus religieux et le plus équilibré de mes maîtres à penser. J’ai enseigné le plus sérieusement du monde qu’on appelle relique un bout de saint qu’on donne à baiser quand on prévoit que la quête sera grosse.
16
Mes frères et sœur pourraient autant que moi écrire la biographie de mon père, Hubert, fils de Marie Petitjean de Haut-Bois et de Joseph le contremaître. Quelques chapitres voudraient ici relever l’un ou l’autre fait ou souvenir.
D’abord, la première guerre. La grande boucherie. Hubert n’est pas engagé dans la troupe et sa mère n’a pas d’argent pour financer des études. Il prend son baluchon et tente de quitter le pays en direction de la Hollande, avec le projet de passer en Angleterre et de rejoindre les alliés. Autant cela que les tranchées ou le fort de Douaumont, qu’on prend, qu’on perd, qu’on reprend, sans stratégie bien définie. Il est malheureusement dénoncé par des gens de Coutisse (il en a la conviction), est arrêté et incarcéré à la prison de Namur. Marie de Haut-Bois y fait en vain le pied de grue, car il est déjà parti vers d’autres lieux. Il séjournera à la citadelle de Diest et en Allemagne, où il est conduit par un soldat. Ce dernier lui demande en cours de route s’il accepte de faire un détour afin qu’il puisse, l’espace d’une soirée et d’une nuit, discrètement, retrouver sa femme et ses enfants.
Par après il garde « des traces » de ce séjour. Un souvenir émouvant : il est seul à se sustenter dans la salle à manger de son garde du corps. Un garçon de celui-ci entre, le regarde, prend le fusil déposé près de la porte, le braque vers mon père en criant en allemand : « Sale chien ! » Le gosse est aussitôt rossé sévèrement par son père et forcé de demander pardon au prisonnier. Mon père prétend depuis lors qu’il y a toujours eu de bons Allemands. Il gardera aussi de ce séjour une assez bonne connaissance de la langue de Goethe, ce qui lui fut utile à la « seconde » guerre. Il citera aussi son numéro matricule sans hésiter jusqu’à son dernier jour. Il ramène un cadeau du patron de la Porte de Fer à Namur, libéré avant lui. Une gamelle en étain, dans laquelle ils mangeaient au camp et qui servait à faire mousser le savon de rasage. Mon père s’est toujours rasé de prêt quotidiennement. Quelques décorations lui tiendront enfin à cœur, lui rappelant qu’il avait été volontaire de guerre et qu’il avait assumé l’occupation du Rhin après l’armistice, sans avoir tué le moindre schleu.
De retour au pays, il a pour seule richesse sa gamelle en étain. Que faire ? Le souvenir des ancêtres fermiers s’est estompé. L’admiration pour le grand-père qui avait démissionné lors des lois laïques le dirige davantage vers le métier d’instituteur. Les Frères des écoles chrétiennes l’hébergent gratuitement à Malonne. Il y est logé, nourri, blanchi et formé. Il y fera ensuite carrière pendant quarante-deux ans.
Quelques années après l’armistice, les jeunes professeurs sont vingt-deux célibataires vivant jour et nuit à l’Institut Saint-Berthuin. Pas de télévision. Pas de radio. Restent les sorties arrosées et les blagues. Un saut d’eau posé sur une porte du dortoir tombe sur le frère directeur. Fier d’un nouveau costume, un collègue est jeté tout habillé dans un béton liquide. Les poules du curé sont libérées de leur poulailler. Un collègue retournant à Floreffe à vélo et quelque peu éméché revient, le jour suivant, couvert de sparadraps. Il explique : « Je ne sais pas comment c’est arrivé, tout d’un coup la route s’est dressée devant moi. ». Des parents d’élèves se dirigeant vers la salle des professeurs, mon père, qui ne veut pas les voir, se cache sous la table et rabat le tapis pour être mieux caché. Le couple frappe, demande si Monsieur Smet est là. Un collègue répond aussitôt oui en soulevant le tapis de table. De cette époque, il garde aussi le gosier en pente. Les fêtes officielles sont nombreuses dans la grande école. On y ajoute les sorties privées. La maison Massaux est à deux pas du lieu de travail et les cafés sont nombreux en ce temps-là. Il a hérité de sa mère une connaissance solide pour « djouwer à l’matche. » Bref, s’il a l’air sévère des photos d’époque, il est un homme qui aime la vie, la boisson, la blague, les cartes. Il pourra confier à ses quatre-vingts ans : « C’est vite passé, mais on a fait beaucoup de choses. »
Une action modeste, mais lourde de conséquence, est à son actif entre les deux guerres. Le frère Mutien est mort en 1917. On l’enterre au cimetière du village comme tout citoyen normal. Très tôt, des gens montent sur la colline et le bruit court que beaucoup sont exaucés, que le bon frère s’est occupé de leur dossier, qu’il y a des miracles. Il est donc question de déterrer le saint homme et de le descendre au pied de l’église paroissiale. Pour réaliser ce projet, il faut l’accord de tout le monde dans un certain rayon. Qui dit pèlerinage dit commerce. Un médecin anti-clérical du village veut contrer l’entreprise et louer à cette fin un appartement près de l’Institut. Les Frères y font habiter gratuitement mon père, lequel dit évidemment « oui » pour l’appartement sans loyer et pour le déplacement du serviteur de Dieu. Le médecin n’a plus la parade. Comme le boucher Lessire a créé un précédent au dix-neuvième siècle en se faisant inhumer sous sa chapelle au Clinchamp, le conseil communal permet aux Frères de descendre leur saint confrère au pied du clocher.
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Pendant la première partie du siècle, un peintre du Condroz prend de l’importance dans l’histoire. Ce n’est pas un artiste qui expose en galerie, à Paris ou à Bruxelles. Pas un Picasso, pas un Magritte, pas un Dali. Il n’a pas dans une main une palette et dans l’autre un pinceau en poils de martre. Devant son nez, ce n’est pas une toile mais un mur, une porte, un meuble ou un châssis.
Firmin Duchesne est artiste pour le chant, et encore, pour le chant religieux. Il anime la chorale paroissiale et fait répéter le grégorien auquel le bon Dieu s’est habitué, et qui l’ennuie de temps à autre, bien que certaines pièces saisonnières lui plaisent. « Puer natus est nobis » à Noël, « Tantum ergo » au salut du Saint-Sacrement, quand on sort le grand ostensoir, « Regina coeli, laetare, alleluia. » à la saison des lilas, « Resurrexit » et tous les alleluia de Pâques, sans oublier le « Veni creator » de la Pentecôte. A l’époque, on chante les mêmes chants d’année en année : Introït, kyrie, gloria, graduel, alleluia, credo, sanctus, pater noster, agnus Dei, et un petit motet après la communion. Le maître de chœur ne doit pas chercher les chants qui sortent, puisqu’il n’en sort aucun. Tout au plus quelques messes que l’on dit « en musique », pour les grandes fêtes, en latin et pour plusieurs voix d’hommes. Mélanger hommes et femmes au jubé présente trop de risques, d’autant plus que le curé a le dos tourné vers Jérusalem et que, au jubé, il est facile de disparaître dans le clocher. Le maître de musique est ainsi consacré protège-vertu au clavier des orgues du jubé.
A cette époque, le clergé abuse quotidiennement du miracle de la Pentecôte. Il s’imagine qu’en parlant une seule langue, le latin, tout le monde le comprend. Mais, il n’y a jamais une rechute de glossolalie. Le bon peuple vient à sa messe, sur sa chaise, avec son missel. Il ne participe pas, il assiste. Tout au plus la lecture du « vespéral » permet-elle une méditation silencieuse et privée. La liturgie est peu sociale. Une langue mystérieuse, un officiant qui tourne le dos à sa communauté, la peur des femmes dans le chœur, l’hostie sur la langue comme la béquée, le calice intouchable par le peuple qui commettrait un sacrilège, l’hostie indécollable du palais sous peine d’hémorragie divine, les chants incompréhensibles, les rubriques mystérieuses dans le gros missel. La religion est affaire de curé. Le laïcat est utile pour le chant grégorien, pour la collecte, et pour prêter douze pieds le jeudi-saint au soir, que le prêtre lave superficiellement bien qu’ils soient propres.
Firmin Duchesne est clerc-organiste à l’église d’Havelange et titulaire de la Médaille diocésaine de Saint-Aubain. Il a épousé Louise Noël. Il mourra à 63 ans, en 1936, d’un cancer à l’oeil. Comme un certain Joseph Smet, qui nous est familier, il laisse à sa Louise une série d’enfants : Henri, futur chef de chorale et d’un groupe de cors de chasse, Berthe, Madeleine, Léon, instituteur lui aussi, qui reprendra plus tard la chorale d’Havelange, et Camille. Précisons qu’il s’agit d’une femme, le prénom étant bisexué. Un oncle Camille par famille suffit.
Les femmes, on en fait des modistes. Elles cousent, elles tricotent, elles arrangent des chapeaux. Elles ont chez elles un grand miroir dans un cadre doré, pour vérifier si les robes tombent bien. Pas question que la jupe pende plus à gauche qu’à droite, plus devant que derrière, ni qu’on voie les genoux. Le tailleur, oui ! Le chapeau à grande plume, oui ! Ou en forme de casque, comme la reine Elisabeth au début du siècle, oui ! Mais quiconque montre ses genoux ou le début de la petite vallée qui descend vers les seins est classé comme femme légère et fesse libérée, exception faite pour tante Renée qui ne peut tout camoufler. La femme est naturellement tentatrice diabolique, un danger public, l’homme étant accidentellement devenu concupiscent. Eve n’a-t-elle pas séduit Adam ? Qui a commencé ? N’oublions pas la pomme, elle distribue ses pépins depuis des millénaires. Face à la femme, personne n’est immunisé. La femme, c’est comme la cigarette : il est plus facile de ne jamais y toucher que de vouloir arrêter.
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Berthe Duchesne et Hubert Smet se marient début septembre 1926. Aucun enfant ne participant à la cérémonie et à la fête, nos souvenirs sont nuls. Louise Noël exhibe ses rares bijoux. Son mari, Firmin Duchesne, marie sa fille. Dans le costume des grands jours qui métamorphose un peintre en bâtiment, il la conduit à l’autel. On ne l’imagine pas aux orgues ce jour-là. La fête familiale se déroule sans doute dans leur maison, rue de la gare, à Havelange.
Nous avons vu la photo de circonstance.
La toile de fond fait penser à un château. C’est la mode de poser dans un tel décor. Hubert est en noir. Ses souliers blinquent. Le col de chemise est amidonné. Il le sera toute sa vie. On porte à l’époque un col séparé de la chemise, retenu pas un bouton à l’arrière. Un petit nœud blanc donne de la classe. Le père portera ensuite toujours des cravates, sauf quand il travaillera manuellement. La moustache est nette. Les cheveux sont abondants et coiffés en arrière. Pas encore la moindre calvitie. Les manchettes portent certainement des boutons en or. C’est la moindre des choses. Il en a eu toute sa vie. Berthe a les cheveux ondulants naturellement, mais travaillés pour la circonstance. Elle porte un chemisier blanc, avec de la dentelle au bout des manches. Elle est vêtue d’une robe noire. Ses épaules sont couvertes d’une cape élégante. Ses bas aussi sont noirs. Cette couleur est fréquente à l’époque pour les mariages. On n’investit pas encore une somme folle pour une longue robe blanche, symbole de virginité et occasion de gaspillage, celle qu’on se promet de teindre et de raccourcir pour les dimanches futurs, et qu’on ne remettra jamais. On ne parviendra plus à entrer dedans, la taille s’élargissant. Une guirlande indéfinissable pend sur le sein gauche.
Devant l’objectif, les jeunes mariés paraissent heureux mais avec réserve. Le regard du père laisse supposer qu’il prépare une blague à la mode d’Evariste. Sa femme a moins l’esprit blagueur. Pense-t-elle au voyage de noces, dans le train qui les conduira à Lourdes ? Ce sera la première fois qu’elle quittera la Belgique. Pense-t-elle à la nuit qui sera chaude et dont on imagine le scénario ? Comme tout homme, il a une idée derrière la tête, ce qui ne présente aucun risque. Le danger, c’est quand l’idée passe devant. Après tout, ils sont mariés ! Les anneaux sont consacrés par l’eau bénite ! « Croissez, multipliez-vous » dit le bon Dieu dans la Bible, rendant même le procédé amusant pour être sûr qu’on l’utilise. Cela ne se fait pas par télépathie ni par téléphone. Cette nuit ils seront nus. L’accouplement est inévitable. Ils savent que ce qui était prétendument mal devient canoniquement bien. Tout au plus, sans doute, manquent-ils d’habitude. Chacun est face à l’inconnu. A part quelques adolescents en avance sur leur temps, qui flirtent dans les meules de foin ou à l’abri des granges, personne ne parle d’union prénuptiale ou de cohabitation juvénile. Les autres sont retenus par une pression sociale, par un contrôle familial, et par le frein majeur qu’est la peur de l’enfant. Il y a sans doute plus qu’une morale pharmaceutique. Les jeunes trouvent assez normal que le mariage dévoile ce qui était caché, qu’il constitue une étape nouvelle, qu’il permette une découverte. On ne prend pas d’acompte.
Longtemps, j’ai été incapable d’imaginer mes parents in naturalibus. Comme Adam et Eve. Les cigognes et le potager ne font pas travailler l’imagination. Regardez-les, flegmatiques dans leur château hanté, sinistre et poussiéreux. Imaginez-les maintenant en pyjama ou en robe de nuit. Et puis, sans rien. Est-ce pensable ? Pas de films X. Pas de télévision. Pas de revue excitante. Pas de cours de biologie avant l’adolescence. Rien que des oiseaux migrateurs et des légumes. J’ai regardé mille fois cette photo sans imaginer mes parents enlacés. Des gens bien élevés ne s’embrassent pas sur la bouche en public. Ils n’expriment pas leur amour devant tout le monde. Comme si la moindre manifestation de tendresse demandait un paravent. Je ne me souviens pas avoir vu mes parents s’embrasser, se donner la main en marchant, rire franchement, ou se tenir par la taille. Et pourtant, le coup de la nuit, ils l’ont fait. C’est scientifiquement établi.
Est-ce une certaine prédication chrétienne qui a brimé les élans de jeunesse, qui a appelé mauvaises les pensées les plus naturelles, qui a limité les décolletés de manière puritaine, comme si nous étions des âmes subissant leur incarnation ? Est-ce le christianisme qui a inventé les expressions « pollutions nocturnes », « parties honteuses », « mauvaises pensées » et « mystères de la vie » ? Y aurait-il une façon chrétienne de s’habiller, de se dévêtir, de s’accoupler, de se reproduire, ce qui est la fin première du mariage depuis saint Jérôme et saint Augustin, deux chauds lapins du temps jadis assagis sur le tard ? Est-ce le christianisme qui empêche les hommes et les femmes d’être tout simplement naturels ? Le clergé célibataire est-il refoulé et nostalgique, au point de tolérer avec peine que les autres copulent ? Le curé d’Ars voyait dans le bal du village la sarabande de Satan et la voie large conduisant à l’enfer. On était moins regardant à la Renaissance ! Où sont passés les Contes des mille et une nuits ? A-t-on emprisonné Boccace et brûlé son Décameron ? Michel Ange a-t-il mis un pull au bon Dieu et un short au père Adam dans la Sixtine ?
Le mariage est un sacrement, mais la prédication qui en traite est faite par des célibataires. Si l’état qu’ils bénissent à distance est voulu par Dieu, il est aussi présenté comme un remède au péché et comme un fournisseur d’enfants pour les séminaires et les couvents. L’Eglise a toujours considéré comme hérétiques ceux qui condamnaient le mariage et l’exercice adulte de la sexualité, tels les Gnostiques ou autres Valentiniens. Cela dit, l’éloge de la virginité et du célibat est tel, depuis des siècles, que l’on se méfie du corps, de la femme, de l’attirance spontanée des sexes, de l’expression publique de la tendresse avant et pendant le mariage. Pour certains chrétiens, la femme est d’abord une photocopieuse au service de l’espèce. Enceinte, elle est bénie de Dieu et peut se contenter d’une virginité au second degré, comme disait saint Jérôme. Le bourgeois en vacances porte un maillot qui le cache. Il faut tirer sur le tissu pour voir s’il a des fesses. Bien plus tard, ce sera l’inverse : il faudra écarter les fesses pour voir s’il y a du tissu. C’est une société où l’on ne se touche pas. On n’est ni africain ni arabe ! Le nudisme est une abomination. L’union prénuptiale, un péché mortel. Le mariage à l’essai, inimaginable. La cohabitation juvénile, une installation dans le vice. C’est déjà bien si l’on ne se confesse pas d’avoir baisé sa propre femme et de lui avoir mis un fédéré dans la casemate. Cela n’a toutefois jamais empêché les fuites dans la forêt ni les siestes cachées à l’abri des ballots.
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Le couple va commencer sa vie sobrement. Sans luxe. On n’est pas à l’époque où les mariés ont déjà tout acheté et se font payer par les invités un voyage de noce en Thaïlande ou en Tanzanie.
Hubert aura toujours un complexe de prolétaire. N’a-t-il pas grandi dans la pauvreté ? Sa mère ne ramenait-elle pas des fagots de la forêt ? Ses études n’ont-elles pas été offertes par les Très Chers Frères des Ecoles Chrétiennes ? Il n’imaginera jamais pouvoir posséder une maison. Sa femme en rêvera jusqu’à son dernier souffle. Elle fait des enfants, des conserves, des confitures et de la couture. Elle tient un temps un petit magasin de chapeaux qu’elle arrange avec goût. Elle confectionne les habits des enfants. Elle achète pendant des décennies des billets de la « Loterie Coloniale ». Une voiture ? Pensez-vous ! Il n’est pas médecin, ni notaire. Une maison ? Un rêve qui lui semble irréalisable !
Hubert prend le loisir de jouer aux cartes avec le curé, un médecin et un autre enseignant., au désespoir de sa femme qui, elle aussi, aimerait souffler, jouer, s’asseoir pour une distraction, sortir en ville ou descendre jusqu’à la côte belge. Il se défoule « chez Massaux », en revenant du boulot, lors des réunions de parents, ou, plus régulièrement, pour prolonger l’action de grâces dominicale, où chacun paie sa tournée comme il se doit. Il est déshonorant de boire sans offrir. C’est une question de principe, quand bien même on serait huit à table.
Hubert remplit ce qu’on appelle son « devoir conjugal », le fameux défendu désormais obligatoire. Berthe n’a plus ses règles. Son ventre prend de l’ampleur. L’enfant bouge après quelques mois. Il garde son secret. Une fille ? Un garçon ? Mystère ! Pas question de faire une radiographie. Le mot échographie n’existe pas. Tout au plus peut-on entendre au stéthoscope le battement rapide du petit cœur en même temps que le bourdonnement sourd de celui de la mère. L’enfant garde son secret jusqu’à la naissance et l’on prévoit deux prénoms entre lesquels on choisira, quand il montrera s’il lui faut des chaussons roses ou des chaussons bleus, selon son sexe.
Neuf mois après le coup d’envoi, le but est atteint. Dans la maison de la place du Fond, un cri. Une fille. Christiane ! Personne n’accouche à la maternité et les femmes monopolisent souvent l’assistance aux parturientes.
Christiane vit quelques mois. Née le 13 septembre 28, elle meurt le 7 mars 29. Baptisée dès la naissance, elle a sa « messe d’ange ». Elle ne fait que passer. Poussière d’humanité. Mystère que cette courte vie, posé à des millions d’exemplaires sur la planète bleue ! Les géniteurs ne savent pas à ce moment s’ils auront par après une descendance. Immense leur inquiétude. Profonde leur souffrance. Ils se heurtent le nez au grand mur dressé « jusques au ciel », comme disait la « petite » Thérèse de Lisieux. Il leur faut croire « malgré ». Leur parler de vie angélique, de béatitude céleste, de face à face avec l’Eternel ne gomme rien de la question. Qu’est-ce que la vie ? Qu’est-ce que la mort ? La question métaphysique revient, lancinante. L’âme, la survie, le ciel, le purgatoire, la bonté de Dieu, la présence réelle, la grâce, la résurrection finale : ça ne saute pas aux yeux. Vraiment, il faut croire « malgré ». Les morts ne sont pas encombrants. Les fantômes se font rares hors des châteaux d’Ecosse. Les miracles se discutent sous la poussée des sciences. La foi devient plus une question qu’une réponse. La prétendue bonne réponse n’est pas saturante. Elle n’apaise pas la colère, ni ne met fin au doute. Quelquefois, il est plus facile d’être athée. Il suffit d’écouter le silence des nébuleuses et celui des nécropoles, de prêter attention à l’instinct, de se laisser saisir par le visible et le tangible.
Couchons-nous sur le sol par une nuit d’été, face au champ des étoiles. Regardons l’immensité probablement infinie. Ecoutons le grand silence intergalactique. Que sommes-nous dans cette infinitude ? Il n’y a plus de gloria chanté par la chorale angélique pour les bergers qui restent éveillés lorsque dort la moitié de l’humanité. Aucun croyant n’ignore ces tunnels. Chacun rode tôt ou tard en son Gethsémani. Chacun hurle à son heure un verset ambigu cloué au Golgotha. Lorsqu’on dit au bon Dieu qu’il ne sait pas ce que c’est, il répond en saignant qu’il est passé par là. Et l’on croit « malgré ».
20
Mes parents gèrent judicieusement leur fécondité ultérieure. Tous les deux ans, comme si c’était voulu. C’est ce qu’on appellera plus tard la régulation des naissances. Une fille est partie trop tôt, hélas ! Deux ans après, une autre naît. Le nom n’étant pas sauvé, deux ans après : un garçon. Encore deux ans : un autre. Par sécurité. C’est un an sur deux comme le pommier de chez Mathilde du Moulin. Ils souffleront ensuite quatre ans avant mon arrivée, laquelle, avec évidence, les comble pour toujours.
Quelle passion curieuse que de transmettre la vie !
Comment assurer, à cette époque, la régulation et la limitation des naissances ? Une famille chrétienne n’est pas nécessairement une famille lapine. Il faut bien arrêter un jour. Il n’y a pas encore la merveilleuse pilule contraceptive, encore moins la piqûre épidurale. Alors ? Un moyen radical est la continence totale. Mais peut-on l’imaginer chez un descendant de Charlemagne, fût-il assis sur l’arbre carolingien de manière hypothétique ? Un autre moyen est la technique du moissonneur. On met le foin dans la grange, mais on bat le grain à l’extérieur. Un autre moyen est le zizi à pilotage automatique. C’est n’importe où. Une quatrième solution est l’emballage artisanal d’origine anglaise, qu’on vend en pharmacie. Le problème est copulatif plus que pontifical, laïque plus qu’ecclésiastique, conjugal plus que de droit canonique, naturel plutôt que juridique, hormonal plus que théologique. Le curé Dautrebande a sa solution dans son nom, mais elle n’est pas imposable hors de la cure. Toujours est-il que tous les couples s’arrêtent à un moment donné, et pas nécessairement parce qu’il est contraint au souvenir ovulatoire ou à l’érection assistée.
21
En 1939, Monsieur Hitler, comme le journal l’appelle encore, menace notre merveilleux pays. Hubert est réquisitionné. Il garde jour et nuit la gare de formation de Ronet. Il ne connaît rien aux trains, aux aiguillages, aux feux de signalisation, à la formation des convois de marchandises. Il ne sait peut-être pas que les trains roulent à gauche, ni quel danger menace l’immense étendue dont il partage avec d’autres la responsabilité. Sa présence est néanmoins hautement dissuasive. Le Führer se retient. Il attend la démobilisation de mon père et son retour au foyer. Ayant charge de famille et la quarantaine, Hubert ne sera plus réengagé.
En 1940, mon père ayant repris l’enseignement, les Boches attaquent. Tous les souvenirs de 14-18 resurgissent dans les esprits. Les barbares déferlent ! Le Teuton revient. Les massacres vont reprendre ! Ils mettront encore des pères de famille au pied du mur, comme à Coutisse, en 1916. Il faut évacuer ! Empruntée par nécessité, une camionnette transporte dix-sept personnes. Marcel et sa femme, Hubert et son collègue Victor, plus leurs nombreux enfants. J’ai un an et demi. Je ne garderai pas le moindre souvenir de la mer normande ! Ce qui est certain c’est que les Allemands introuvables à Malonne lorsque nous partons, nous attendent en régiments complets sur les plages françaises. Nous revenons donc entre les bombes au paisible village que nous avions précipitamment quitté.
La gloire de mon père, c’est ce qu’il fait pour nous pendant toute la durée du conflit. Ses journées d’enseignant sont anormalement longues, les Frères méconnaissant l’importance de la famille de leur personnel. Le père nous revient vers dix-neuf heures, mange en vitesse comme un hébreu la veille de l’exode, enfourche son lourd vélo sans dérailleur et part dans la nuit. Il a en mémoire les anciens élèves dont les parents tiennent une ferme. Il se fait un point d’honneur de bien nourrir sa famille. Toujours du beurre ! Toujours du pain blanc ! Toujours du café ! Les légumes, eux, viennent du jardin. Là, le père remonte à ses ancêtres cultivateurs. Le champ de pommes de terre est immense. Les légumes poussent avec la vigueur qui leur vient de notre merde déversée dans les sillons du bêcheur. De quoi vous dégoûter définitivement de produire personnellement ce que vous mangez. L’entretien des sentiers où l’on proscrit l’anti-herbe, l’arrachage de ce qui est décrété mauvaises herbes, puis l’interminable guerre aux doryphores et le nettoyage des patates, autant de clous de mon cercueil. Je hais les potagers et je les haïrai jusqu’à mon dernier souffle, sauf en cas de troisième guerre dite mondiale. Et encore ! En plus, je dois attendre mon propre mariage pour manger le délicieux pain gris, le blanc étant devenu insipide pour mon estomac. Mais je suis l’obligé de celui qui partait la nuit, qui parcourait pour nous des distances étonnantes, qui rencontrait de temps à autre des patrouilleurs allemands, auxquels il s’adressait dans la langue de Goethe qui lui restait de la première guerre.
Nous serons sauvés par les sorties nocturnes de mon père, par les macaronis, le petit salé, le saindoux, le sirop d’or, les œufs, les légumes du potager, les patates en surnombre et, finalement, par les Alliés.
22
Les Allemands nettoient l’Institut avec soin. Ils se mettent en rangs aussi rectilignes que les légumes du potager. Ils quittent Malonne dignement, officiers à cheval en tête ! Cela se pressent depuis quelques semaines. Les fenêtres colmatées pour que ne filtre aucune lumière, afin que les Alliés ne repèrent pas nos villages et nos villes en volant de nuit par dessus nos têtes, mon père écoute souvent la radio interdite, les accords défigurés de Beethoven, puis les messages sibyllins, dont ceux des violons de l’automne. Les V 1 et les V 2 passent d’est en ouest, puis de moins en moins, et des nuages de forteresses volantes les remplacent de plus en plus, qui volent d’ouest vers l’est.
Les Allemands partis, nous sommes excités peu après par l’arrivée massive des chars américains. Cette soirée blesse mon cœur d’une langueur monotone. Je suis enfant. Je suis libéré. J’acclame les libérateurs. C’est alors que l’un d’eux, un noir évidemment, me lance mon premier paquet de chewing-gums en me disant : « Hello, baby ! », tout en riant de ses dents blanches. Quel raciste ! Je suis choqué au plus profond de moi-même. Quel dégât peut faire une telle appellation sur un gosse de sept ans qui ne saisit pas les raffinements de l’anglais américain ! Une fois passée ma colère, nous allons néanmoins visiter les Alliés près de leur campement, parmi les peupliers en bord de Sambre.
Deux soldats viennent volontiers à la maison à la nuit tombante. Ils aiment nos frittes. Pour un gamin, ces étrangers au langage exotique sont impressionnants. Ils paraissent immenses, forts comme des ours, sans peur et imbattables. Je me souviens tout spécialement d’une soirée aussi noire que mon lanceur de chewing-gums, où l’un d’eux, dans le jardin, a tiré un coup avec le revolver, une arme terrifiante que mon père avait cachée depuis longtemps dans la cabane des poules et qu’il voulait refiler aux libérateurs avec un stock de balles.
Je me rappelle un autre soir. Sur les genoux de ma mère, je l’écoute me lisant une histoire de « Jean Valardy ». Des explosions éclatent soudain près de la maison, notamment dans le demi hectare de patates. Ex-contemporain de Verdun, mon père comprend aussitôt le danger. Sur son ordre, nous nous engouffrons à la cave. Le calme revenu, le rescapé de l’occupation du Rhin sort de l’abri et se risque au jardin. Il nous invite à venir contempler les feux qui, à plusieurs endroits, éclairent la vallée du Landoir. Il n’y aura aucun tué à l’occasion de ce bombardement. Certains attribueront la chose au Frère Mutien ; d’autres, plus réalistes, à la trajectoire de l’avion abattu. Jo et Flack viennent peu après fouiller le jardin avec des amis. Je les vois encore retraverser la maison avec les petites bombes qui n’ont pas explosé et qu’ils portent sereinement comme des pains. Ce n’est que le lendemain que nous constatons qu’une cheminée a été abattue et qu’on peut observer les étoiles à partir du grenier, comme à l’observatoire de Uccle. Ce n’est que le lendemain également que nous découvrons, dans la porte donnant sur le jardin et dans le chambranle de celle du corridor, le petit trou laissé par un éclat de bombe. Nous étions passés sur sa trajectoire en quittant la cuisine pour la cave. Il est resté longtemps comme le trou de la balle qui avait jadis tué un religieux à l’Institut, au temps de Calbalasse, et que l’on voit toujours à l’entrée d’un salon d’honneur de l’Institut Saint-Berthuin. L’un de nous aurait pu être perforé comme un ticket. Il serait mort à cause de la guerre mais pas pour la patrie, comme l’ancêtre Joseph.
On entend quelques nouvelles qui viennent des Ardennes. Nous ne comprenons pas l’horreur qui se déchaîne à quelques dizaines de kilomètres de la maison. Sans le savoir, nous sommes contemporains des camps de concentration, de la « solution finale », des horreurs qui jalonnent le trajet des vaincus et des vainqueurs, de l’offensive von Rundstedt dans les Ardennes, de la prise de Berlin, du suicide d’Hitler. Après tout, quand il y a une guerre, l’horreur n’est pas pour tous ni dans tous les villages. Il y a des enfances protégées et des zones libres. Finalement, nul ne peut oublier le moment où, de jardin en jardin, on se crie : « La guerre est finie. ».
Des souvenirs de guerre restent bien imprimés dans la tête d’un gosse, même un demi siècle plus tard. On n’oublie pas les combats d’avion, le bombardement allié de Namur, les parachutistes qui se balancent dans le ciel, les phares dans la nuit qui cherchent les avions, les trous dans la chaussée de Namur près de la Ferme Blanche, la traversée hasardeuse de la Sambre à l’endroit actuel du pont de la Libération, les maisons détruites à Namur parce que les Alliés ont bombardé à côté des ponts sur la Meuse.
Chacun a ses souvenirs de guerre. Les uns ont surveillé de nuit les campagnes pendant le conflit, contre les voleurs de céréales. D’autres ont monté la garde pour protéger untel, menacé par l’armée blanche. Un prêtre a fait des fausses cartes d’identité dans sa cave. Un autre a omis de déclarer les jeunes en âge de partir au travail forcé pour le Reich. Honneur aussi aux anciens combattants, à ceux qui ont connu les camps, la faim, les privations, les distances, l’angoisse, ou qui sont morts. On ne peut jamais oublier, quel que soit l’âge que l’on a, que des gens ont souffert et sont morts pour que nous vivions libres pendant des décennies. On ne peut rire d’un ancien combattant. Nous sommes leurs obligés.
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Ma grand-mère maternelle était une Noël. Nous avons donc des Noël dans la famille.
Ils évoquent pour nous une grande ferme condruzienne et cinquante-cinq hectares loués à de la petite noblesse. A part trois frères émancipés avec audace et qui se sont mariés, la famille est composée de vieux célibataires vivant en vase clos. Enfants, nous y allons, au sortir de la guerre, pour nous refaire une santé. Nous portons le café et les tartines aux hommes travaillant loin dans les champs à charger les fagots. Notamment des Flamands venus pour la moisson et qui mangent et dorment dans la grange. Nous trouvons ceci choquant, comme un esclavage à peine camouflé, mais les patrons prétendent que les nordiques préfèrent vivre entre eux. La Wallonie nourrit la Flandre ! Nous allons aussi chercher les vaches à heure fixe. Une impression d’autorité et de puissance nous anime à ce moment. Dans nos bottes d’enfants, avec nos bâtons, nous marchons derrière le troupeau de ces bêtes énormes au postérieur gercé de bouse séchée, qui balancent la queue pour chasser les mouches. Sans le savoir à ce moment, je me trouve relié au passé agricole d’une partie de mes ancêtres, avec la différence qu’ils travaillaient avec courage alors que je prends leur travail comme un divertissement.
Les Noël sont des cousins, du côté de Louise. Le temps nous manque de raconter leur vie où rien ne se passe pendant un demi siècle, mais je ne puis taire quelques expériences marquantes liées à mes passages à la ferme de Morogne à Solières.
La première est l’immense table avec, au centre, un plat gargantuesque de fromage blanc agrémenté de fines herbes et de petits oignons, jouxtant une montagne de grandes tranches de pain sortant du four à bois. Nous sommes à chaque coup en plein orgasme gustatif. Au bord de la lévitation. Gourmands des choses saines qu’on nous sert à volonté. Avec passion, nous nous remettons de la guerre et laissons tomber le sens de la mesure.
La deuxième expérience tient à l’interdit qui m’est fait un jour par une des cousines célibataires : celui de regarder par la fenêtre en son absence. Dès qu’elle tourne le dos, je cours évidemment voir ce qu’il y a d’interdit dans la cour. Un énorme taureau enfonce un gros tuyau dans le postérieur d’une vache, sourit de plaisir, souffle des deux naseaux et paraît trouver jouissance malgré son inconfortable position. Tous les cousins et cousines célibataires sont en première loge pour jouir de leur manque affectif. Ce n’est que des années plus tard que je comprendrai. Dans mon évolution personnelle, cela provoque la mort des cigognes porteuses de bébés et le dégoût définitif des potagers remplis de choux.
D’autres souvenirs me marquent. Quelle tristesse que ce taureau esseulé dans l’obscurité de son étable, une fois le défoulement passé ! Quelle jouissance que ces vaches qui, après la traite, sortent queue au zénith et se libèrent sur le fumier. Je prends définitivement goût à l’odeur forte de la merde. Quelle puissance a la soufflerie qui projette les fagots au sommet de la grange, là où dorment les Flamands. Quelle force a le premier tracteur, qui refile les gros brabançons aux forestiers chargés du débardage !
Je ne réussis jamais à tirer une goutte de lait du pis des vaches. Les cousines me montrent vainement dix fois comment procéder. Les vaches me regardent d’un gros œil noir qui en dit long sur leur amusement. Elles tournent leur tête vers moi, en chiquant la bouche ouverte à l’américaine, nonchalamment, et j’y vois un brin de mépris à l’adresse de mon incompétence. Par bonheur pour les vaches et ma réputation, on passe vite à la machine. Alors, ça marche.
Enfants, nous procédons à quelques expériences. Nous descendons à deux jusqu’au ruisseau du fond, où il paraît que chevreuils et sangliers viennent s’abreuver. Nous n’en voyons jamais un seul. Nous n’avons pas la moindre idée du danger que peut représenter un sanglier dérangé dans ses habitudes et le silence sauvage. Nous testons un autre jour dans quelle mesure nous pouvons ressentir une secousse au zizi en pissant sur la clôture électrique. Nous admirons avec quelle rapidité les veaux vident le seau de lait qu’ils attendent avec avidité. Je comprends l’expression : « Tu bois comme un veau. », expression qui disparaît quand le lait nous arrive en bouteille. Nous nous aventurons dans des promenades de quelques kilomètres jusqu’au village voisin où vit un Noël marié, émancipé du clan. Un autre habite plus loin. C’est à son mariage que je chante seul la première fois de ma vie, accompagné par Pierre Froidebise, un organiste de renom. Nous copinons aussi avec les reliques de saint Maur, spécialisé contre les maux de dents et probablement inefficace. Je m’interroge et commence à comprendre que la science et la technique résolvent de plus en plus des problèmes qu’on posait hier aux religions. Le dentiste remplacera bientôt définitivement ce saint. C’est comme si le bon Dieu devait faire un pas en arrière quand le savant en fait un en avant.
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Henri a des cheveux d’artiste. S’il travaille dans une administration, il dirige aussi une chorale et un groupe de cors de chasse. En bon Duchesne, s’il peut dire quelque chose en trois mots, le quatrième ne vient jamais qu’en usant de forceps. Comme je lui dis un jour que sa femme se plaint de son silence, il me répond : « Quand veux-tu que je place un mot ? »
Couple étonnant, en effet, qui fait vivre ensemble un homme taiseux comme un poisson rouge et une femme qui parle sans arrêt, un catholique qui dit peu de sa foi intériorisée et sa moitié qui a toujours sur la langue une sentence moralisante ou une citation d’Evangile, un homme qui meurt jeune et une femme qui vit nonagénaire. Elle est à vrai dire une fille de fermier. Il est difficile parfois d’expliquer pourquoi une telle épouse une telle, et, pourtant, il est évident qu’ils se complètent, qu’ils sont faits l’un pour l’autre et que les couples tiennent. Le divorce est une exception finalement fort rare. Il est très mal vu. Même si, en cachette, il y a, comme au billard, des coups de queue et des rétros.
Plusieurs frères et sœurs de la famille Duchesne meurent relativement jeunes. En général du cœur. Leur vie tombe en une fois, comme un soutien mal attaché, comme une large culotte de femme dont l’élastique a sauté. Nous avons affaire à une autre race, à une autre famille que celles dont il fut question. Il nous est difficile de remonter dans le temps. Leur arbre généalogique a été taillé. Le plus ancien connu est le peintre. Qui est au-delà ? Des peintres ? Des ouvriers ? On ne sait pas. Nous n’avons pas gardé la trace d’hommes de la terre, solides, les mains doriques, la peau halée, mais de gens extérieurement calmes, de caractères riches de secondarité, des êtres raisonnables, sages, sérieux à leur manière, qui gardent en eux leurs tensions, leurs questions, leurs problèmes et finissent par somatiser dans leur pompe. Des gens qui parlent français aussi. Jamais le wallon. Selon eux, le dialecte est réservé aux ouvriers et aux fermiers !
Henri et Emma ont deux enfants.
Marie-Paule hérite de l’âme artistique de son père et réussit brillamment son parcours au conservatoire. Elle devient professeur de musique, bonne pianiste et, tradition oblige, chef de chorale paroissiale. Firmin, Henri, Marie-Paule : la foi qui chante. Une branche de la tribu prend à cœur de répéter à l’insu de la communauté, de monter au jubé - il est impensable que la chorale chante d’un autre endroit -, de tenir les orgues, pour assurer l’harmonie liturgique et magnifier les mystères chrétiens. Sainte Cécile est vénérée, malgré les ombres de son histoire. Elle est chaque année fêtée au vin rouge et au petit blanc. Les choristes sont en général des gens de bonne humeur. Ils ont droit aussi à un mariage gratuit et à un bel enterrement.
Jacques est ingénieur. Intelligent, mais taiseux. Pour le premier mot, il faut une question. Pour le deuxième, les forceps. Pour le troisième, la torture et une menace d’exécution sommaire. Timide, il ne vous regarde jamais dans les yeux. Jacques a peur de son ombre et choisit de se rapprocher régulièrement de l’équateur. Il épousera une haïtienne.
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Camille, appelée aussi Tatache, épouse Georges Marchal, qui est tantôt ouvrier dans une scierie, tantôt représentant pour une firme de chocolat, tantôt commerçant en alcool, et, de manière constante, homme d’ouvrage de sa femme.
Tatache remarque, exactement comme mon oncle Evariste, combien je suis, dès la naissance, infecté du péché originel, saturé de concupiscence et dépourvu des dons préternaturels, et, de ce fait, condamné au travail, à la souffrance et à la mort. Elle met sa main sur moi lors de mon baptême en tant que marraine. Cela ne me dispensera jamais de travailler, ni ne me libérera de la mort. J’observe avec horreur le vieillissement sur pied de ma noble personne, tellement évident dans les photos que l’on prend de moi au cours des années.
A l’époque, il nous est difficile de comprendre qu’un homme fasse la cuisine et le nettoyage de la maison, tandis que sa femme reste dans son fauteuil. Néanmoins, nous n’avons pas à juger. A-t-elle mal au dos ou un poil sur la main ? Est-ce son eczéma qui lui interdit tout contact avec l’eau ou son lymphatisme chronique qui la brouille avec le dynamisme normal d’une adulte ? Très tôt, tout le monde sait qu’elle ne mourra pas d’un accident de travail. L’oncle est en avance sur son temps. Dès les années cinquante du vingtième siècle, bien avant ce qu’on appelle la libération de la femme, il accepte que Tatache dirige. Il accomplit son dharma d’homme d’ouvrage. Le sourire aux lèvres. Avec la bonne humeur de quelqu’un qui a fait le vœu d’obéissance par procuration ou par contumace. Il appert déjà que la suppression des mulets et la promotion de la femme seront préjudiciables aux mâles et que la Déclaration universelle des droits de l’homme est avant tout profitable à la femme. Contrairement à la légende, le dragon l’emporte sur saint Georges.
A distance, leur vie semble un peu étriquée, sans rayonnement, refermée dans un cocon. Mais allez savoir ! Ils ont tout de même soigné la grand-mère Louise dans ses vieux jours. Georges s’est gommé toute sa vie. Ses longs déplacements de représentant gardent le secret des contacts quotidiens qu’on imagine chaleureux. Sa seule sortie qui nous soit vraiment connue est sa dernière. Retraité, le brave cardiaque sort Fifille, la chienne gueularde et prétentieuse. Celle-ci menace de ses cris un berger allemand trente fois plus costaud qu’elle. Le berger montre gentiment ses dents pointues. La petite prend peur et se sauve débridée. L’oncle meurt en courant aux trousses d’une jeune femelle. Peut-être par défaut d’entraînement, bien que sa sœur pratique la prostitution à Liège.
A part leur chien, ils n’ont pas d’enfants. Le clebs est un animal noir, de dimension réduite, qu’on peut cacher dans une sacoche de femme, mais il est capable de sauts spectaculaires de dix fois sa hauteur, et, par dessus tout, d’aboiements prétentieux. Plus c’est con, plus ça gueule. C’est humain ! Il ne faut toutefois pas rire de l’affection que ses parents adoptifs lui portent. Le cimetière canin de Rosières, à la sortie 4 de l’autoroute de Bruxelles, montrera combien les humains ont besoin de donner de l’affection à ce qui n’est pas eux. N’avoir pas d’enfants doit être désolant pour un couple ! Pas de cris, pas de langes, pas de nuits blanches, pas de varicelle ni de rougeole, pas de conflits scolaires, pas de crises d’adolescence, pas d’emmerde de ce côté, mais aussi, peut-être, pas de but dans l’existence, pas d’amour multiplié par les naissances, pas d’affrontement des générations. Aucune progéniture ne met jamais ces adultes au pied du mur. Aucune opposition juvénile pour aider à penser, pour adapter les traditions, pour être mis en question. Aucun enfant pour multiplier l’amour. On risque de vivre en circuit fermé. Ils trouvent la solution en adoptant conjugalement Fifille.
Tatache survit difficilement au décès de Georges et de Fifille. Elle atterrit rapidement dans une clinique de la région d’Andenne, sans que sainte Begge en soit informée. Les descendants putatifs de la sainte ne transmettent pas le dossier à l’hypothétique ancêtre. Nul ne saura jamais quelle maladie la frappe. Le fémur se détache de la hanche sans mourir et le cas d’une tante en deux morceaux n’intéresse pas les médecins. La famille des héritiers la fait ensuite soigner à Namur, où l’unité de son corps ne peut être restaurée. Elle meurt dans la solitude où elle a vécu. Faut-il croire pour autant qu’on a la mort qu’on mérite ? Faut-il conclure qu’un bel enterrement se prépare toute une vie ? Qui connaît vraiment le secret des maisons et des cœurs ?
Ce qui reste d’eux dans nos esprits, ce n’est pas tellement un fait de vie, une parole historique, un fait d’arme – Georges a fait son service militaire – mais ce qui se passe après leur mort. Les héritiers sont réunis au domicile des défunts. Avant de la vendre, il faut vider la maison et tout distribuer avec équité. Les droits sont répartis par souche, comme il se doit. Un membre de la famille joue au commissaire-priseur et l’on passe aux enchères. Cela vous permet d’acquérir des objets à bas prix. Une table en chêne pour vingt-cinq centimes, c’est faisable. Vous entrez hélas simultanément dans l’intimité des gens. S’ils ont été conservateurs, vous pouvez découvrir l’évolution des costumes, des robes, des pyjamas, des robes de nuit, des soutiens-gorge, des caleçons, des bas, des souliers, des cravates, des culottes de femmes, des mouchoirs, des napperons, des manteaux, des chapeaux, du mobilier, de la décoration, des goûts, des monnaies, des chapelets, des crucifix, des images pieuses. Vous êtes dans un musée, mais un musée où l’on peut rire à gorge déployée. Une culotte XXL est portée en survêtement par une héritière filiforme qui défile déhanchée. Un vison très coûteux s’acquiert à vil prix et ne sera jamais porté par l’acquéreuse. Une armoire en chêne avec miroir biseauté peut en intéresser plusieurs. Une autre, de type vitrine, âgée d’un siècle, vous est léguée pour que l’on en soit quitte. Elle accumulera la poussière et des générations d’araignées dans une grange, dans l’attente de son éventuelle restauration.
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Il faut dire que Tatache est conservatrice. Encore récemment, elle a misé au maximum sur les objets de feu sa sœur Madeleine.
Il faut savoir que Madeleine est l’épouse de Narcisse. Veuf en premières noces, il se remarie et retourne en Afrique, où il est commissaire de police en chef à Elisabethville. Madeleine assure l’éducation de deux enfants qui lui arrivent préfabriqués, « clé sur porte » ou « braguette sur zizi ». Dans ses tâches domestiques, elle est secondée par des boys trop bien payés à son goût. Grassouillette, les lèvres pincées, de gros bijoux aux oreilles, au cou et aux poignets, Madeleine devient bourgeoise. Police africaine oblige. C’est au moins, pensez donc, trois étages au dessus d’un peintre en bâtiment et d’une couturière modiste de village.
Quelques photos la montrent sous la barza, physiquement épanouie, souriant avec retenue, une tasse à la main, le petit doigt pointé vers un cinquième point cardinal. Un énorme casque colonial sur la tête met à l’ombre son double menton et sa peau tendue.
Le couple évoque pour nous l’exotisme, sans doute, mais aussi la carrière rentable d’un loyal fonctionnaire de l’Etat qui a fait de bons placements. Narcisse a fait fortune. Une maison cossue et deux appartements modernes en Belgique : c’est insolite dans la tribu.
L’homme résume le colonial incarnant l’autorité. La loi, c’est la loi ! Le nègre, c’est le nègre ! L’indigène est évidemment voleur, paresseux et roublard. Il ne comprend que la chicote. Fouetter est élémentaire. J’imagine alors le pauvre noir attaché, les fesses au soleil, de belles fesses robustes, arrondies, lisses, et que le blanc lacère à coups de nerf de bœuf ou de lanière en cuir. C’est la « postéropodie » ou pédagogie du cul défiguré pour le bien de la Patrie. Le boy, c’est différent. Il a les fesses intactes, une bonne rémunération qu’aucun colonial ne voudrait, un costume plus blanc que neige, et un sourire obligé, avec des dents aussi blanches que sa veste. « Les noirs ont de la chance de nous avoir, ts ! Qu’est-ce qu’ils seraient sans nous, ts ! »
C’est le temps de la colonisation. Les Belges construisent des villes, des routes, des écoles, des hôpitaux, des missions, des dispensaires. Ils apportent l’électricité et l’eau potable. Beaucoup pénètrent dans la forêt sans fin et vivent sans confort durant des années dans les villages. Ces broussards éradiquent des maladies qui déciment la population ou la défigurent à vie. D’autres alphabétisent. D’autres encore organisent l’administration et la force publique.
Les Belges n’ont sans doute pas à rougir de ce qu’ils apportent aux populations locales, de leur action colonisatrice, surtout pas face aux Portugais, aux Anglais ou aux Français. Ils savent organiser et planifier tout à long terme, excepté leur départ et la décolonisation. Peut-on pour autant oublier les mains coupées sous Léopold II ? Peut-on admettre les coups de chicote décidés et comptés par tous les oncles Narcisse ? Aucune conception coloniale ou théorie pédagogique ne peut tolérer que l’on s’en prenne au corps et à l’âme de quelqu’un, fût-ce pour ce que l’on prétend être son bien.
Il faudrait savoir aussi dans quelle mesure les vertus de la tradition africaine ne pourraient pas enrichir la nôtre. Sont-ils primitifs parce que différents ? Avons-nous comme eux le sens du clan ou de la grande famille ? La famille n’est-elle pas souvent chez nous papa, maman et 1,6 enfant, les tantes et cousins ne se voyant qu’aux enterrements, pour manger des tonnes de sandwiches et constater que les autres ont vieilli ? Sommes-nous attachés à la tradition orale et au passé familial ? Ne poussons-nous pas trop loin le concept de propriété privée ? Ne mettons-nous pas volontiers nos vieux dans des homes, au lieu d’en faire des piliers de la sagesse, laquelle vaut plus que la science et l’argent ? Avons-nous l’humour et le rire faciles et fréquents, ou pratiquons-nous davantage des lamentations de nantis ? Entretenons-nous la possibilité d’être heureux avec peu, le sens pratique et le génie de la débrouillardise de l’homme simple ? Savons-nous danser avec spontanéité parce que le soleil brille et que la vie est belle ? Nos villages et nos quartiers vivent-ils en sympathie avec chaque naissance, chaque mariage, chaque maladie, chaque décès dans notre environnement ? Les catafalques n’ont pas tous chez nous le même nombre de cierges. Il y a des mariages et des enterrements à neuf, à dix ou à onze heures, avec des tarifs différents. Il y a des grands enterrements et des petits enterrements. Dans les villages africains, jamais.
Narcisse se paie finalement une tumeur maligne au cerveau. Léona le soigne gratuitement, comme elle a soigné son mari. Veuve, Madeleine promet en vain de léguer tous ses biens à qui l’hébergerait chez lui, à demeure, pour échapper à sa solitude. Personne ne prendra ce risque. Pas même les enfants préfabriqués par Narcisse. Elle est retrouvée morte peu après dans sa salle de bain. Seule. Une mort subite à la Duchesne.
Reste dans nos mémoires la scène inoubliable du partage des biens. L’électricité est coupée, afin de ne pas payer inutilement l’abonnement. La nuit tombe. Le notaire et les héritiers sont autour d’une longue table hallucinée de bougies. La scène est digne d’un tableau ou d’un film surréaliste. Tout part aux enchères. Encore vivante à ce moment, tante Camille mise pour accumuler. Un moment, elle s’énerve. Plusieurs objets convoités viennent de lui échapper. Un neveu ose lui dire : « Mais Tante, vous devez accepter que l’on monte sur vous ! » Le notaire disparaît alors sous la table, la rate au bord de l’éclatement et le dentier calé au genou.
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Léon, c’est un autre univers. Calme, la force tranquille monte la rue centrale de Havelange. Il s’arrête pour un café chez Camille. Il reprend sa mallette et ouvre l’école primaire. Léon est instituteur et, en même temps, tradition oblige, chef de la chorale paroissiale, spécialisée dans le grégorien et les messes dites en musique, lors des fêtes de Noël et de Pâques.
Léon est inséparable de tante Marcelle. La tante joyeuse. D’abord elle fabrique des montagnes de galettes quatre-quarts qu’elle laisse s’améliorer au frais, dans de grandes boites métalliques, pour les réunions de famille. La famille se voit chez elle à la Toussaint. L’apéritif offert est rare chez Camille, bien qu’elle en vende. Ah ! cette Toussaint ! L’avantage des morts est qu’ils rassemblent les vivants. A partir de Ciney, une locomotive à vapeur siffle avec enthousiasme et tire quelques wagons en bois. Le train serpente dans les champs et les bosquets condruziens. Il s’arrête à de charmantes petites gares qui assurent de l’emploi et permettent aux gens de se rencontrer matin et soir. A l’horizon de nos âmes, toujours, les montagnes de quatre-quarts et la bonne humeur de tante Marcelle.
Nous ne pouvons oublier son lieu de travail. Un salon avec, dans un immense cadre doré, un grand miroir qui multiplie l’espace. Quatre tableaux de style Mucha célèbrent les saisons. Et surtout, le piano. Tante Marcelle donne des leçons de solfège et de piano aux enfants des environs. Sa bonne humeur lui vient de sa nature positive et généreuse, mais elle est entretenue avec évidence par son contact avec les jeunes et grâce à la pratique de la musique. Nous savourons aussi son inimitable accent, où les « h » aspirés embellissent le chantonnement chronique, qui vous situe nettement entre Namur et Liège.
Oncle Léon m’invite, deux ou trois ans de suite, pour chanter à Noël : « Minuit ! Chrétiens ! C’est l’heure solennelle, où l’homme Dieu descendit parmi nous, pour effacer la tache originelle et de son père apaiser le courroux. Le monde entier tressaille d’espérance à cette nuit qui lui donne un sauveur. Peuple, à genoux, attends ton rédempteur. Noël ! Noël ! Voici, ta délivrance, etc. » Je chante avec ma voix d’enfant soprano et le tout Havelange se déplace, plus pour m’entendre que pour chanter sa délivrance. Je revois encore en pensée ce vieil anticlérical notoire, tapi dans la nef de droite pour écouter l’enfant qui hurle au jubé une théologie de sinistrose. Lorsque je mue, les païens retournent au paganisme.
Le couple d’oncle Léon et de tante Marcelle a deux enfants. Au rythme des ans, Yvan devient physiquement la photocopie de son père. Professionnellement, il fait carrière dans l’enseignement technique et professionnel de l’Etat, fort de ses deux mains en or, qui sont capables de tout faire dans une maison. Jean-Marie tiendra les finances d’une école. Il n’utilisera pas la magnifique voix de basse, digne des chœurs de l’Armée Rouge. Désormais, il y a assez d’enseignants dans la famille pour fonder une école où chacun aurait sa place.
Oncle Léon mourra à la Duchesne.
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Henri et Emma, Camille et Georges, Madeleine et Narcisse, Léon et Marcelle, les enfants du peintre Firmin et de sa bonne Louise Noël, tous ces gens ne feraient pas partie de ma vie sans la douce Berthe, ma mère. Berthe aux longs pieds, du côté de mon père, via Charlemagne. Berthe aux pieds enflés : ma mère.
Ma mère est le modèle parfait de l’épouse et de la mère, tels qu’on en rêve à cette époque dans nos milieux bien-pensants qui ne pensent pas beaucoup. Femme au foyer, hôtesse d’intérieur, elle accomplit pendant les décennies les milliers de gestes invisibles et anodins sans lesquels le monde ne serait pas viable, ces gestes indéfiniment recommencés dans la gratuité et la discrétion, ces gestes qui font qu’une maison a une âme. La sainteté discrète des mères !
La cuisine est, chez nous, la seule pièce chauffée quotidiennement. Celle où tout se passe : repas, devoirs scolaires, et même le bain, derrière le paravent, plus la méridienne paternelle sur le canapé. La cuisine est lavée chaque jour. Le repas est prêt à l’heure prévue, car la vie du mari enseignant est minutée. Les courses sont assumées de manière économique à l’épicerie et à la boucherie de la place du Fond.
Et puis tout le reste. Le jardin est libéré de ses mauvaises herbes. Il est évident qu’un potager doit être net. C’est une question d’honneur. Les confitures cuisent à date fixe, et ce n’est pas une mince affaire. Il faut cueillir les groseilles au fond du jardin et y ajouter celles de madame Burton, qui sont bon marché. A la fourchette, les boules rouges et sucrées sont séparées de la verdure qui les a nourries. Il faut encore écraser les fruits à l’étamine, les cuire, les mettre en pots, avec une couche de paraffine contre les moisissures. En juin et début juillet, les fraises nous attendent en quantité industrielle, données gratuitement par le jardin et cueillies avec amour par la fée du logis. Nous avons aussi des petits oignons à tremper dans le sel et les fines herbes semées dans la maquée, que nous étalons sur nos tartines avec une générosité de plafonneurs. La nature est tellement généreuse !
La lessive prend à elle seule le gros de la semaine. La mère récolte le linge disséminé dans les étages. Dans la remise crépite un feu de bois, sous le chaudron où nos linges mijotent dans l’eau et la vapeur. Une essoreuse hyper-excitée tressaute ensuite pour évacuer le gros de l’eau. Juste après, le linge pend au fil tendu le long des sentiers, tandis que les draps de lit blanchissent dans l’herbe verte. Il faudra encore repasser, avec des fers chauffés par le poêle à charbon, trier les bas de laine par paires, et ranger le tout dans les armoires, à la place traditionnellement établie. Personne ne comprendrait que cela ne soit pas.
Les poules reçoivent les restes de nos repas et donnent en échange des œufs frais. Il ne reste rien à mettre dans la poubelle. On se passe d’éboueur. Un consensus écologique tacite habite les familles. Les Legorne – de grosses poules pondeuses brunes - y adhèrent activement, tout en étant les animaux les plus stupides de la création. Un coq se dresse sur ses ergots, réveille le quartier et pratique la polygamie l’année durant. Les poules donnent des poussins dont les quelques survivants assureront une descendance. Les œufs serviront à tout : à la mayonnaise nature, aux galettes, aux omelettes au lard, à la pâtisserie des grands jours. Si les pondeuses vieillissent ou font la grève, elles passent à la casserole à l’occasion des fêtes. On vit à l’économie. Tout est consommé. Même les plumes passent dans les duvets et les oreillers.
Divers métiers vont disparaître, qui rendent pourtant service. Le lait est vendu à domicile par un laitier. Ses deux chiens tirent une charrette remplie de gros bidons de lait non écrémé, celui avec des peaux qui surnagent à la cuisson. Le même boulanger apporte le même pain depuis le Moyen Age. L’épicerie d’à côté propose les nécessités qui ne poussent pas à domicile. Le brasseur vend la Piedbeuf dont les casiers vibrent sur la remorque, tirée par deux énormes brabançons recyclés dans le commerce. Comme à Morogne, je déguste l’odeur forte de l’urine qu’ils déversent sur les pavés en quantité industrielle. Qui n’a pas vu un cheval pisser dru n’est pas encore un homme. Je m’étonne aussi de voir les ménagères ramasser avec minutie les crottins au moyen d’une brosse et d’une ramassette. C’est bon pour les potagers et cela facilite la pousse des champignons. De temps à autre passe un rémouleur. Il affûte les ciseaux, les couteaux et différents outils. Un marchand de souliers vous remet une semelle pour deux fois rien. On trouve tout, chez des gens que l’on connaît, où les nouvelles se propagent, où l’on se sent accueilli. Pas besoin de courir en ville. Les petits commerces assurent une vie en communauté. Pas question de grandes surfaces où règneront l’anonymat et où le sollicitations seront multipliées par mille.
Comme le roi, dans ce microcosme, ma mère règne mais ne gouverne pas. Mon père lui donne de l’argent jour après jour, en fronçant les sourcils, suspectant quelque démarche dépensière, jugeant que la vie augmente de semaine en semaine. Probablement comme les notes « chez Massaux » de dimanche en dimanche. Il est trouvé normal que l’homme tienne la bourse et qu’il s’offre des distractions, tandis que la femme reste chez elle. N’est-il pas officiellement chef de famille ? De nature chroniquement plus jouette ? N’a-t-il pas besoin de défoulement légitime après son travail ? Qui parle de machisme ? Qui oserait mettre en question cet équilibre social établi ? Pour certains, ce serait toucher aux traditions. Pour d’autres, ce serait oublier que Eve a croqué la pomme et attiré son mari dans le piège.
Même la langue française participe à la hiérarchie des sexes. La mère fait tout pour l’enfant, de jour en nuit, l’écoutant, lui parlant, le bichonnant, le gavant de tendresse, tandis que le père sort pour gagner de l’argent et nourrir tout le monde. On parle donc de « toit paternel » et de « langue maternelle ».
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Au lendemain de la guerre et pendant de longues années, nous vivons simplement. Que les Duchesne, - oncle Léon, tante Marcelle et leurs deux enfants -, aillent passer quelques jours à Blankenberg, relève de l’exploit. Que la cousine Jacqueline monte au lac de Garde avec ses parents, oncle Evariste et tante Renelde, cela frise l’épopée. Si mes parents accompagnent un de mes frères jusqu’à Lourdes, ce n’est qu’un pieux et exceptionnel retour au pèlerinage nuptial.
Nous demeurons avant tout des enfants du Landoir. La radio familiale est toujours le vieux poste qui était de garde pendant la guerre. Adolescents, nous cochons dans le journal le programme musical du soir. Les trois frères disposent en fin de journée d’une heure privilégiée, qui leur permettra jusqu’à la mort de reconnaître un Pergolèse, un Bach, un Monteverdi ou autre Roland de Lassus. Le mot télévision n’existe pas. Nos traînons une partie de nos vacances au potager. Juste le temps qu’il faut. Pas une seconde de plus. Nous préférons la liberté dans la nature. A chercher les myrtilles dans le bois du duc d’Arenberg. A visiter le Fort interdit. A lancer au loin des pommes de terre piquées sur des bâtons taillés en pointe. A cueillir les cerises dans les vergers, contre argent de poche. A lire et à écrire. Nous avons un journal familial : La vipère rouge. Par mauvais temps, nous créons nos jeux : pièces de théâtre devant les parents faussement intéressés et jeux de pâte à modeler, où l’on refait la guerre à la cuisine ou au grenier. Pas question d’investir dans de coûteux achats de jeux dans la grande ville.
De temps à autre, les parents jouent aux cartes avec nous. Le père peut alors se déchaîner dans l’humour, oublier toute gravitas, et révéler sa face cachée. Déroutant cet homme à la fois dépensier et radin, sévère puis débordant de traits d’esprit désopilants, fronçant les sourcils, le regard agressif ou suspicieux, puis, deux minutes après, capable de rire à cracher son dentier sur sa braguette.
Quelle merveilleuse enfance ! Quelle belle jeunesse ! Sans voiture, sans télévision, sans voyages à l’étranger, sans dépenses de luxe, sans argent de poche, et même sans filles ! Ce serait en effet faute grave que d’exprimer sa tendresse et d’utiliser sa sexualité alors qu’elle est à son sommet ! La fille est aussi redoutable que l’amanite phalloïde alors qu’on a l’érection facile, le sperme dense et le corps au sommet de son harmonie. Ce n’est pas pour rien que la fille doit prier la tête couverte et recevoir le bon Dieu les yeux baissés.
Longtemps, le vélo est notre seul luxe. Grâce à lui, nous pouvons pousser plus loin la découverte du monde. Nous voici le long de la Meuse, dans la vallée de la Molignée, dans celle du Samson. Nous voici dans la côte de Nalamont, dans le Condroz qui ondule en ses bois, ses campagnes, ses massifs de sureaux. Depuis la guerre, évidemment, nous avons le changement de vitesse ou le dérailleur, selon les goûts. Quant au vélo, il est toujours un achat d’occasion.
A l’installation de la première antenne de télévision, celle du pharmacien, le curé tonnera en chaire de vérité contre la menace qui pèse sur les foyers. A l’enterrement filmé de Pie XII, il passera la soirée avec l’apothicaire.
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Les études nous font cheminer le long des sentiers vierges.
Pour ma part, je me bats à Troie avec Hector contre Achille. Je suis en froid avec Agamemnon, à cause de la belle Iphigénie, et tout autant avec sa Clytemnestre, funeste malgré des circonstances atténuantes. Je fais le tour de la Méditerranée avec Ulysse, dont la Pénélope tricote et détricote stupidement les chaussettes. J’ai un regard particulier pour la belle Nausicaa et les paisibles citoyens de Béotie. Je n’ose visiter l’antre de Polyphème. Evidemment pas la moindre attention au chant des sirènes. J’observe les plantations autour d’Alésia. Je mène l’enquête sur la mort de Catilina. J’accorde toute ma sympathie à Cincinnatus, que nous traduisions « né cinsî »[16]. Cicéron m’ennuie avec élégance. Je me bats quotidiennement avec l’impossible « istèmi » dont je n’ai rien à cirer. Tout cela est nécessaire pour l’esprit, paraît-il. Même les mathématiques. Le premier meuble que je vendrai sera ma table de logarithmes.
Heureusement, l’internat présente des avantages. Premièrement, pas de conflit avec la famille, car elle est loin. Le conflit des générations est empêché par la distance. Deuxièmement, je puis accumuler la correspondance de ma mère, qui me tient au courant des potins et me visite le dimanche. Troisièmement, pas de filles à l’horizon. Rien que des mecs. C’est plus simple. François peut savourer Baudelaire avec ses Fleurs du mal, tandis que je rêve à Combourg avec monsieur de Chateaubriand, la meilleure prose du dix-neuvième. Quatrièmement, cela crée des souvenirs inoubliables, impossibles en externat : l’eau lancée d’une alcôve à l’autre, les billes qui traversent la salle d’étude sans que le pion ne connaisse le coupable, le chat enfermé dans un pupitre, les boules puantes dans les couloirs, le pistolet tirant à bout sur un surveillant réveillé par un terroriste jamais identifié, la fuite de toute la classe en direction de Bruxelles pour la manifestation scolaire de 1955, le combat de caramels entre deux Saint Nicolas rivaux, le remplacement d’une statue par un étudiant en péplum dans le couloir du Supérieur, la haute qualification acquise au volley, au ping-pong et au football de table. Boutiquier deux ans, chargé de servir tous les internes en cahiers, bics, règles et gommes, je me mets à fumer en cachette. Nous servons aussi en allumettes les sacristains, lesquels nous reçoivent au vin de messe et aux hosties.
Nous vivons pourtant au Cercle des poètes disparus. Sonnerie matinale à 5 heures quarante-cinq. Lever dans le froid. Méditation avec le Supérieur dans la grande église à 6 heures quinze, suivie d’une messe en latin. Déjeuner avec un pain merveilleux et du lait recouvert d’une peau répugnante, qui jusqu’à la mort me dégoûte du café au lait. Détente. Cours. Visite libre au Saint-Sacrement, quelques minutes tout au plus, sans obligation ni surveillance. Cours. Repas en silence, avec lecture en chaire, dans le splendide réfectoire des Prémontrés, volé en 1789 par les sans-culottes et racheté ensuite par l’évêque de Namur pour une bouchée de pain. Récréation. Cours. Etude de 17 à 19 heures. Si après dix minutes nous ne sommes pas au travail, nous recevons cent temps primitifs latins ou grecs en supplément. Je prends donc l’habitude de travailler immédiatement et d’accomplir en deux heures, dans le silence total, un travail consistant. Pendant cette étude, nous pouvons visiter un de nos professeurs pour quelque raison, avec papier justificatif pour le départ et le retour. Vingt et un de nos formateurs logent dans le collège. Un luxe ! Le soir, après dîner, récréation par classes dans des salles de jeux. Enfin, coucher à la même heure que les poules.
Nous acceptons de rester internes de septembre à la Toussaint, puis jusqu’à Noël. Nous rentrons à la maison quatre ou cinq fois par an, pour les fêtes et les vacances. Nous sommes en 1950. Le régime s’adoucit dans un deuxième temps. Nous revenons après quelques semaines, du samedi après seize heures jusqu’au dimanche soir. Enfin chaque semaine. Tout cela est accepté comme normal. Il n’y a pas révolution en la demeure. Il faut faire des gammes et apprendre le solfège si l’on veut jouer une sonate ou une fugue. La grammaire est nécessaire à quiconque veut écrire demain correctement. La loi vient d’en haut. L’esprit doit être domestiqué s’il veut devenir autonome. On n’a rien sans discipline ni ascèse. Discipline physique, psychologique, intellectuelle, affective, sexuelle, religieuse. Dictature de l’horaire. Prestige du professeur. Sainte peur du trait rouge au bulletin pour une branche ou d’une remarque manuscrite. Silence dans les couloirs que l’on parcourt en rangs, comme dans un camp de concentration. Silence à l’étude où nous travaillons à cent et vingt. Silence au dortoir où s’impose une règle digne des moines d’antan. Interdiction de chiquer et de fumer. Le mot drogue est ignoré. Défense pointilleuse des promenades et des fortes amitiés entre deux étudiants. Nous nous promenons donc par rangs de trois le mardi et le jeudi, avec sur la tête le béret et l’insigne : Florete flores. C’est la tradition. Fleurissez, fleurs !
Ne sommes-nous pas à la fleur de l’âge ?
On ne nous laisse pas choisir les branches à étudier. Les plus doués, c’est connu, apprennent le latin et le grec. Accessoirement et dans les dernières années, l’allemand ou l’anglais. Les moins doués vont se faire voir ailleurs pour les mathématiques fortes. Chez les Frères à bavette. Plus bas, restent les sciences économiques. Au fond du panier, les techniques et le professionnel, où l’on apprend des choses pratiques, comme l’installation d’une prise de courant, la fabrication du béton pour réparer un mur, le remplacement de quelques ardoises arrachées, la réparation d’une tondeuse, bref le sens pratique. Nous préférons apprendre les langues d’Homère et de Virgile si l’on veut accéder à l’université, devenir notaire, médecin, avocat, ou pour simplement être prêtre ?
Nos professeurs sont en général très qualifiés. Erudits et sages, à part quelques corniauds, incontournables dans toute grande institution. Regardée à la loupe, toute école à ses failles. Nous méprisons donc ceux qui sont méprisables par leur incompétence. Nous préméditons l’assassinat des autres, compétents mais fort exigeants, dont nous resterons les obligés reconnaissants. Beaucoup portent un surnom : le Gros Paf, le Grand Chicon, la Vache, Cactus, Zizi, Véhicule, Dindin, Poeske, le Pompier, Vital, Capi, Canard, le Gros Doc. Ils nous ont fait traduire des histoires sinistres. Ils nous ont donné le goût du travail en silence. Ils nous ont formés pour écrire des dissertations que le Cerf et Albin Michel auraient dû nous arracher pour le Goncourt et le Femina. Personne ne nous vole notre adolescence et notre jeunesse en nous faisant baigner dans les problèmes de l’actualité. On peut écrire des pages prophétiques et des poèmes pour toujours inédits.
L’internat est exigé pour tous. Cette anomalie sociale nous coupe de la vie familiale, mais est rendue nécessaire par les distances. Comment venir faire ses gréco-latines quand aucun bus ni aucune voiture ne peut drainer les jeunes domiciliés dans des villages isolés ? Comme il est bon le temps de notre enfermement !
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Le cadre de vie et les moyens de chauffage varient selon qu’on habite à l’est ou à l’ouest du château de Dorlodot caché dans ses bois hermétiques.
A Malonne, quotidiennement, mon père se lève le premier, torsade du papier journal, coupe du petit bois, descend à la cave remplir la charbonnière et allume le feu. La cuisine est bien chauffée lorsque nous quittons la banquise de nos chambres. Sur le poêle trône une bouilloire pleine. Toute la journée, elle donne de l’eau chaude et humidifie la pièce, en murmurant un léger sifflement. Le père fait passer l’eau dans le filtre de café. Il va ensuite se raser à l’extérieur, quelque temps qu’il fasse, quitte à briser la glace de la réserve d’eau de pluie. Ce doit être une habitude prise dans les camps en 14-18. Chacune de ses journées commence ainsi, en attendant le luxe malodorant du poêle à mazout. Alors nous n’aurons plus les briques emballées dans des essuies, que nous prenions en hiver pour chauffer nos lits, avec, plus rarement, le luxe divin d’un vin chaud amélioré avec de la cannelle.
De l’autre côté de la colline, au collège, nous sommes en avance technologique. Une chute de onze mètres permet à un ruisseau d’activer une centrale électrique, laquelle nous donne une lumière quelquefois vacillante. La turbine soutient le chauffage central. Les gros radiateurs sont en fonte. Les tuyaux craquent régulièrement, nous signalant que la chaleur reprend. Les salles d’étude ont ainsi d’un côté les radiateurs de la modernité et, sur le mur d’en face, les majestueuses cheminées du feu ouvert qui, avant la Révolution, assurait le confort du père abbé dont nous squattons les salons.
Au collège, nous vivons dans le beau. Les murs ont l’âme des constructeurs : les couloirs sont larges ; les pavés de pierre bleue sont cirés ; les escaliers ont la majesté des seigneurs d’antan ; les plafonds, tout de blanc, sont richement moulurés ; les larges portes en vieux chêne sont encadrées d’embrasures en bois massif. Le réfectoire est voûté à l’ancienne. Les classes sont d’anciennes cellules de luxe. Les salles d’étude, des pièces de château. La cour vitrée est au centre de l’ancien cloître. Nous jouons sur les morts. L’abbatiale est un immense vaisseau. En poésie et en rhétorique, nous y trônons dans des stalles richement sculptées. Je reste deux ans au pied de Jeanne de Valois. Les grandes orgues sont animées par maître Véhicule. Une ou deux fois l’an, un orchestre, une chorale, un concert.
Le cadre dans lequel on vit est le prolongement de notre corps. La façade ouest avec ses grandes fenêtres et leur chiffre d’or hérité du Parthénon, son perron où je découvre stupéfait que le prêtre préfet a des jambes et des genoux sous sa soutane, la cour verte dessinée à la Le Nôtre, le jardin suspendu avec son déambulatoire couvert, la fontaine au milieu de la vasque, les paons et leurs cris, tout fait des hellénistes que nous sommes une légion de châtelains en résidence surveillée. Ajoutons à cela que, dans le sous-sol, subsiste la salle des gardes du château-fort offert à saint Norbert en 1121 par le comte de Namur, mon ancêtre. Je suis chez moi sans le savoir.
Grandir dans un tel cadre nous façonne. Il est écrit par les dieux que nous devrons vivre dans le vieux, dans le beau vieux, avec des murs épais et des portes en chêne, le tout au milieu d’un parc. Pas dans une cage à poules, pas dans un bungalow sans grenier, pas dans un appartement, au sixième. Pas en ville non plus, dans le bruit, dans la pollution, mélangés aux commerces et aux débits de boisson.
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Les années passent. Tempus fugit, non erit amplius, lit-on près de la vieille horloge des Prémontrés.
Jean-Marie Duchesne a grandi. Le train de bois nous ramène à Havelange. Mon père a une angine qui donne à son corps une température équatoriale. Ma mère quitte le gueuleton de temps à autre, pour voir ce qui reste de mon paternel à l’étage. Je la vois et je ressens soudain et clairement en moi une affolante certitude, que j’enfouis au plus profond de moi-même.
Le lendemain, après avoir logé chez Tatache, nous nous préparons à descendre chez les Duchesne d’en bas, pour continuer la fête et dévorer les restes somptueux. En attendant que ma mère, Madeleine et Tatache soient prêtes, nous montons au cercle catholique, mes frères et mes cousins, pour une partie de football de table. L’heure prévue, nous rentrons pour descendre avec les dames bichonnées. Mais il n’y aura pas de fête. Ma mère vient de perdre connaissance. Le médecin prend sa tension. 27, après l’hémorragie cérébrale. Paralysie du côté gauche. Il ne faut pas parler en sa présence, vu qu’elle peut tout entendre sans réagir de manière visible. Après une heure et demie, je remplace mon père qui est seul auprès d’elle. Qu’il aille grignoter une tranche ! Me voilà seul à mon tour, face à ma mère inconsciente. Je lui tiens la main que j’ignore paralysée. Soudain, tout le corps se met à trembler. J’appelle. Elle est morte. Il est quinze heures précises. Vendredi saint un lendemain de Pentecôte.
Cela fait des années que le reste de la famille la connaît fragile et menacée. Cœur vulnérable, extrasystoles, tachycardie, hypertension. A part moi, tout le petit monde familial sait qu’elle doit mourir ainsi, d’un coup, sans prévenir. A la Duchesne. J’ignorais la gravité de son état. Il est des malaises auxquels on s’habitue, alors qu’ils pourraient nous préparer.
On m’a volé la mort de ma mère. A un moment, je suis seul devant elle, dans la pièce où elle est exposée dans son cercueil. Non, ses yeux ne s’entrouvrent pas ! Non, ses lèvres n’ont pas bougé ! Non, ses poumons sont inertes ! Je l’embrasse sur le front. Elle était pâle, désormais je la sais glacée. Le froid de son cadavre me pénètre les os jusqu’à la moelle épinière. Je le ressentirai pendant des années. Je me rappelle ma certitude de la veille. « Cette femme va mourir bientôt ! »
Il est évident que Dieu n’existe pas !
Par l’entrée du caveau, on entrevoit les boites de ceux qui attendent la nouvelle. Louise Noël, la grand-mère épicière, apparentée à ceux de Morogne. Firmin, son mari, qui a évolué depuis son décès. Le chêne craque aux coins, d’avoir séjourné un temps en pleine terre. Un autre couple a profité de la cale sèche pour franchir le Léthé. Enfin, maintenant, ma mère. On la glisse à l’étage supérieur.
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Dans le long couloir qui longe la salle vitrée, les rangs glissent en silence vers la salle d’étude. Le silence est une valeur bien entretenue au collège. N’est-il pas un moyen pédagogique pour préparer à l’étude ? Il facilite la concentration de l’esprit et calme le corps en chaleur qui rentre de la récréation après le goûter.
La Vache, un surveillant prêtre, m’appelle au milieu du large passage.
- Toi, me dit-il à voix confidentielle, tu ne crois plus ni à Dieu ni à diable.
- Exact, lui réponds-je avec franchise.
A quoi bon le cacher, ces pions-la devinent tout ! Ils ont un flair de clébard, des yeux d’aigles et un esprit fouineur. Une bouille d’inquisiteur devait ressembler à cela ! Le Duc d’Albe en maxi !
- Depuis la mort de ta maman ! , ajoute-t-il d’une voix calme.
- Exact, lui réponds-je encore.
A cette époque, ne pas croire et le dire, cela présente des risques en milieu catho. Ne serai-je pas désormais considéré comme une orange pourrie, qui pourrait contaminer tout le panier ? Un collège épiscopal, où vit une bonne vingtaine de prêtres séculiers, va-t-il garder, au-delà des grandes vacances, un athée et un athée qui ose le dire ? Pour rester dans la boite et éviter la carte blanche du renvoi, ne devons-nous pas lire Camus, Sartre et sa Simone, en cachette, dans l’antichambre d’un professeur de classe supérieure plus ouvert que les autres ?
Après une interminable seconde, le pion me dit à l’oreille :
- Quelle chance tu as, tu vas enfin comprendre Dieu ! Retourne dans les rangs.
C’est tout. Pas de carte blanche, pas de renvoi, pas de menace, pas de conseil, pas de réponse de catéchisme, pas de théorie fumeuse, pas de jugement, pas de discours. Les copains me voient rentrer pâle dans le rang. Y aurait-il du bûcher dans l’air ou des temps primitifs grecs à la clé ? Un face à face avec La Vache est en effet toujours un danger. Un toréador est moins menacé face à un taureau.
Je ne vois plus les copains. Je ne vois même plus La Vache. Seulement qu’il me renvoie à ma question en m’en posant une autre. Du Socrate au carré ! De la maïeutique sublime ! Au fond, que dit vraiment La Vache ? Ce n’est pas possible qu’il doute personnellement. La Vache ne doute jamais de rien. Ce n’est pas possible qu’il me donne raison pour la simple raison qu’il ne me donne pas tort. Alors, quoi ?
Il va me falloir des mois de cheminement. J’ai prié depuis l’enfance pour que mes parents vivent longtemps et en bonne santé. Ma mère meurt sans prévenir à cinquante-deux ans. La prière ne sert évidemment à rien. Il n’y a pas d’abonné au numéro que vous avez formé. C’est aussi évident que l’infini de la matière et que l’évolution des espèces. C’est aussi clair que la naïveté du bas peuple. La prière, une conversation avec Dieu ? Mon cul ! On croit cela jusqu’au moment où l’on découvre qu’on est en circuit fermé avec soi-même et que le merveilleux dialogue n’a jamais été qu’un lamentable monologue. Saint Galileo Galilei, priez pour nous. Saint Charles Darwin, priez pour nous. Saint Karl Marx, priez pour nous. Bienheureux Jean-Paul Sartre, priez pour nous. Saint Sigmund Freud, ora pro nobis. Tous les iconoclastes, orate pro nobis.
« Tu vas enfin comprendre Dieu ! » a dit La Vache.
Peut-être cherchais-je un Dieu intéressant parce que j’étais intéressé ? Et je découvre soudain que ce jackpot n’existe pas. Il n’y a pas un divin utile, fonctionnel, pratique, maternant, à la mesure de mes manques et de mes frustrations. Freud n’est peut-être pas tout à fait con. « Je dirai mes prières pour avoir des bonbons », et les bonbons viennent par les parents. Le Dieu que je cherche n’existe pas et Jésus en est mort. Mais alors, peut-être existe-t-il un Dieu qui me cherche et qui n’a rien à voir avec le portrait robot qu’en dressent mon imagination, ma naïveté, mon besoin, mes peurs ? Serait-ce un Dieu intéressé à ce que je devienne intéressant ? Mais alors, pourquoi m’a-t-on tenu un autre discours ? Pourquoi m’a-t-on trompé ? L’hostie qui saigne, baliverne ! Dieu serait-il, avec les parents et les profs, appelé à disparaître, pour laisser un espace à ceux qu’ils ont promis d’aimer ? Vais-je désormais devoir avancer dans le brouillard, tantôt athée, tantôt agnostique, tantôt croyant avec circonspection, faire le pari de Pascal pour vivre « au cas où » ? Vais-je devoir contester tout ce qui m’a été enseigné jusqu’ici en matière religieuse ? Me faudra-t-il reconstruire une nouvelle religion, parce que désormais je crois « malgré » ?
Je fréquente Camus comme un guru, tout en subodorant un goût de trop peu. Lui-même n’est-il pas le héros de chacune de ses œuvres. Il est affronté à l’absurde en enterrant la mère - tiens, lui aussi ! -, puis proclamant l’absurde avec Caligula, puis révolté, voulant la mort du grand duc dans Les Justes pour un quelconque Grand Soir dont il n’est pas assuré, puis le saint païen, le docteur Rieux de La peste ? Qu’aurait dit Camus, s’il n’était mort dans la voiture de son éditeur, monsieur Gallimard ? L’homo viator, l’homme pèlerin que je deviens, se multiplie à lire les auteurs à la mode : Pierre-Henri Simon, Jean Fourastié, Michel Quoist, Alexis Carrel, Charles Péguy, Paul Claudel, les époux Maritain, Maurice Blondel, Henri Bergson, …
La Vache m’a renvoyé à ma question et je découvre que c’est la question de presque tout le monde. Sans doute y a-t-il des installés, des « institutionnalisés », des moutons, des colonisés, des domestiqués, des gens qui préfèrent que le clergé pense à leur place. Sans doute y a-t-il aussi des gens qui, comme les chats, se contentent de leur kitekat, de leur bol de lait et des accouplements dans les nuits du quartier. Je refuse d’être l’un et l’autre. Ni mouton, ni chat. Mais si l’on s’ouvre à la pensée des grands, c’est par défaut de pénétration qu’on ne voit pas les convergences. Ils posent les mêmes questions, divergent sur les réponses, pas sur leur cohérence.
Je le dois à La Vache.
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La saga familiale continue. Mes frères et sœurs se marient l’un après l’autre. Eliane épouse Joseph. Pierre trouve une Marie-Thérèse, comme un autre Pierre Smet au dix-septième siècle. Ils s’expatrient au Congo belge, tels Constant et Narcisse. Jean s’unit à Jacqueline. Une nouvelle génération va naître et pousser lentement les aînés dans la catégorie des vieux. Même mon père se remet en chasse et épouse Madeleine, lointaine parente de ma mère. Le pauvre a beaucoup vieilli en un an. Le veuvage ne lui sied pas. Il commence donc une nouvelle étape et vivra plus longtemps avec sa deuxième femme qu’avec la première. Me voici fils unique dans un couple sans mère.
Qui regarde vers le passé assiste au défilé des personnes et des générations. Chacun connaît son aurore, son zénith et son crépuscule. Il quitte enfin le paysage. Une boite. Un trou. Une pierre bleue. Et puis ? Et puis la vie continue. Les morts se font discrets. Sans vouloir les froisser, nous ne les sentons pas. Où êtes-vous passés Pierre, Antoine, Marie-Jeanne, Jean-Joseph, Elisabeth, Auguste, Marie-Félicie, Joseph, Marie, Louisa, Joseph, Léona, Camille, Maurice, Renée, Hubert, Berthe, Constant, Evariste, Henri, Emma, Léon, Marcelle, Tatache, Georges, Fifille ?
N’êtes-vous plus que de vagues souvenirs revisités l’espace de quelques heures ? Des souches décomposées dans du plastic ou jetées à la fosse commune ? De l’engrais ? Seriez-vous partis dans les galaxies, à des années-lumière, libérés de vos corps et circulant à la vitesse de la pensée ? Vous êtes-vous retrouvés, reconnus, voire réconciliés ? Etes-vous allés plus haut dans l’arbre généalogique ? Avez-vous trouvé si Jean I avait un descendant ? Mes questions sont stupides, sans doute, mais elles sont à ma portée. Je sais que vous n’y répondrez jamais. Le plus con des morts en sait plus que le plus malin des vivants. Entendre des voix est une spécialité qui se perd. Quelques illuminés copinent peut-être avec leurs défunts. Il me semblerait quant à moi discourtois que vous me parliez par l’intermédiaire d’un médium. Je suis plus proche de vous. La mort ne vous autorise pas un manque de savoir-vivre. Non, franchement, vous m’échappez royalement. Je me contenterai de vous écrire, poste restante.
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« Chers Papa et Maman,
Ne soyez pas froissés si je ne vais plus au cimetière à la Toussaint. Ce n’est pas que je vous oublie, mais il y fait toujours froid ; j’ai déjà eu une pneumonie puis un infarctus ; et il n’y a plus de galettes. Je me dis en plus que vous n’êtes pas ces machins en décomposition dans des sacs et que je puis vous écrire de chez moi.
Comment je vais ? Très bien. Je suis marié avec une merveilleuse Isabelle. Papa l’aura dit à Maman lorsque vous vous êtes retrouvés. Nous avons trois enfants en vie, mariés, parents eux-mêmes. On est donc Papy et Mamy de neuf moutards : Erika, Diane, Victoria, Céline, Fanny, Romain, Arthur, Nora, Claire. Seul Romain peut sauver le nom de Smet, s’il ne devient pas évêque. Protégez-le tout spécialement si vous en avez le pouvoir et si l’arbre vous importe. Protégez aussi les autres. Le nom n’est pas l’essentiel, après tout.
Vous me demandez peut-être s’ils sont royalistes, catholiques, intelligents, en bonne santé, chouettes, etc. Je ne peux répondre à tout en même temps.
D’abord, être royaliste n’a plus la même importance que dans les années cinquante, quand Papa nous faisait faire le porte-à-porte pour que Léopold III puisse régner. Les anciens combattants se raréfient et le pays semble marcher petit à petit vers un éclatement. On ne meurt plus pour la patrie. On cherche ce qu’il en reste.
Le catholicisme a lui aussi changé. Vous savez le monde n’est plus tel que vous l’avez connu. On a légalisé ou dépénalisé le divorce, l’avortement, l’euthanasie et on marie les homosexuels. Il faut dire que tout n’est pas idiot. Si vous séparez deux homosexuels, vous risquez d’en avoir quatre. Les jeunes vivent ensemble avant le mariage. Il faut dire qu’on a des médicaments et des emballages de zizi pour régulariser ou empêcher les naissances, bien que le Pape ne soit pas toujours d’accord. Les femmes travaillent en dehors de chez elles de plus en plus. Alors, au travail, on rencontre des gens de l’autre sexe, plus jeunes, bien bichonnés, autant de modèles plus récents que le conjoint. On prend des arrangements.
Les gens n’aiment plus que les curés pensent à leur place. Cela a été payant, mais aujourd’hui cela se paie. D’ailleurs, la plupart des curés consomment de l’huile. La moyenne d’âge du clergé, dans notre diocèse, est de soixante-dix ans. Les frères et les sœurs tentent de se reproduire en couvents, mais ça ne marche pas. Les églises se vident d’une bonne partie de la jeunesse. Plusieurs de nos petit-enfants ne sont pas baptisés, mais vous savez maintenant que le bon Dieu les aime autant que les autres. Le salut n’est pas lié à l’endroit où l’on naît par grâce ou par accident. Les jeunes n’en peuvent rien si leurs éducateurs étouffent l’Esprit.
Moi, soyez rassurés, je continue à pratiquer. Comme le Papa Firmin et deux frères de Maman, je tiens aussi la chorale. Mais ce n’est pas toujours facile de rester catho. Chacun aujourd’hui se fait son propre pape. On discute sur les avis de Rome, sur les positions de l’évêque. On s’arrange une religion en fonction de notre gabarit. Il faut dire que le concile a fait le ménage, la mise à jour, l’aggiornamento comme disait Jean XXIII et qu’on ne sait pas toujours jusqu’où l’on peut aller trop loin. Mais, rassurez-vous, une nouvelle Eglise se construit. Pour ma part, je garde la foi apostolique, mais je la libère des couillonnades qu’on y a ajoutées. Il faut réconcilier science et foi. Il faut en finir avec la côte d’Adam. Il faut distinguer ce qui vient de Dieu et ce que les hommes ont ajouté. Si j’étais Pape, je m’appellerais Pierre II, deuxième Pape marié, et j’ordonnerais des gens mariés, même des femmes. Pour les divorcés remariés, j’accepterais une jurisprudence pastorale. Vous savez, on ne peut forcer une femme battue ou l’épouse d’un alcoolique à rester avec lui ni à se condamner à la solitude. On tient à aimer et à être aimé. Non ? Votre formule et la mienne est la meilleure, mais il est difficile d’imposer aux autres notre conception du bonheur et de la vérité.
Je vous embrasserais affectueusement si je savais comment.
Robert »
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« Chers Papa et Maman,
Maintenant que vous m’entendez dans l’immensité des galaxies, vous me demandez sans doute comment va le monde, comment on vit, et si, grâce au progrès, l’homme est plus sage et plus heureux qu’avant.
Je dois vous dire que bien de choses ont changé depuis votre sortie du paysage. Beaucoup ont chez nous une ou deux voitures, ainsi que leur propre maison avec double vitrage et chauffage central. Hommes et femmes travaillent en dehors. Il faut en effet gagner plus d’argent pour en dépenser davantage. Par exemple, on va plus souvent au resto, on prend des vacances à l’étranger, il faut payer le frigo, le congélateur, le mazout, les impôts, les assurances, les services publics, une femme d’ouvrage, la garderie pour les moutards, leurs vacances de neige et leur école à la ferme. Ceci, ce sont des progrès pédagogiques.
Ce qui a changé, c’est aussi la télévision. Ne parlons plus du noir et blanc, tous ont la couleur. On n’attend plus que la télé en relief. Mais les programmes sont fort différents de ceux que Papa a connus. Il n’y a plus de cow-boys et d’indiens. Nous regardons d’excellents documentaires sur des pays où nous irons peut-être, ainsi que sur des animaux, mais on nous donne aussi le tableau de chasse des peuples en crise, le progrès des armements pour des guerres qu’on appelle chirurgicales. Nous sommes bien informés sur la faim dans le monde, sur la grippe qui arrive de Chine, sur la tour arabe de 705 mètres, sur les recherches contre le sida, sur les prêtres pédophiles et homosexuels (on leur fait une pub monstre !), sur les élections en Ukraine et le dernier mariage du roi du Lesotho. Nous avons aussi la démocratie en direct via des débats où tout le monde parle en même temps. Nous nous distrayons volontiers avec des films. Les actrices sont plus jolies qu’autrefois et on les voit vraiment bien, de près et à poil. C’est très beau.
Ce qui a changé aussi, c’est l’arrivée de l’ordinateur. Je pense encore à la vieille machine à écrire de Papa. Un truc antédiluvien. Aujourd’hui, on tape sur le clavier, on corrige comme on veut et sans gomme ; un outil d’orthographe souligne automatiquement en rouge les fautes qu’on a faites, et, le texte tapé, le travail terminé, tu l’envoies par Internet, c’est-à-dire comme par téléphone, et cela arrive pour deux fois rien chez ton correspondant. Parfois, je sais, il y a des virus. Quelques-uns de mes dossiers ont été attaqués et pillés, on en a retrouvé des morceaux à Sao Paulo. Comme je vous le dis. On peut même payer ses impôts sans sortir de son bureau, mais on en paie néanmoins toujours plus.
Je vous laisse ici, car ma femme vient de sonner avec son GSM et je dois aller la chercher à la gare. Je voudrais toujours savoir comment vous embrasser.
Robert »
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« Chers Papa et Maman,
Après ma dernière lettre, vous me demandez ce qu’est un GSM ? C’est un téléphone portable, sans fil, qu’on met dans la poche et qui permet de contacter n’importe qui où que l’on soit et, à notre conjoint, de contrôler ce que nous faisons. C’est pratique à crever. Pendant la guerre, Papa aurait pu rassurer Maman quand il roulait la nuit entre deux boches avec de la bonne farine sur le porte-paquet.
Vous me demandez aussi des nouvelles de nos enfants et petits-enfants. Notre fille aînée est mère trois fois. Elle a créé son propre emploi : des ateliers d’écriture. Elle est pareille à une femme d’affaires. Je ne sais pas comment elle en sort : gérer sa maison, éduquer trois enfants, écrire un roman par an (qui est publié évidemment), animer des ateliers un peu partout. Elle devient célèbre. Quand on me présente, on dit que je suis le père d’Eva Kavian. Son nom de plume est Kavian. Cela fait arménien mais, sans froisser Papa, c’est moins sec que Smet.
Notre fils est ingénieur. C’est quelqu’un ! Il boulotte dans une grosse boite, où il gère l’informatique et assure le label 9000, 9001, 9002, etc. (Je n’ai pas bien compris de quoi il s’agit, mais il paraît que c’est important.) Il a deux filles et un fils. C’est un homme complet : il a construit une maison, s’y connaît en électricité (Il n’attend pas comme Papa que les plombs sautent ou non pour contrôler si son travail est correct), jongle avec l’ordinateur, fait les courses et la cuisine. Il repasse même ses chemises, bien que je lui dise que nous devons nous ménager des zones d’ignorance sinon tout nous tombe sur le dos. Je parie que si les femmes étaient ovipares, il irait jusqu’à couver pendant ses vacances. Mon fils est bon comme le pain qu’on avait à la maison pendant la guerre.
Notre cadette est loin dans la trentaine. Elle a aussi trois enfants. C’est une femme extraordinaire, hyper-organisée, créative, généreuse, et peut-être la plus joyeuse des trois. Pourtant, une maman qui a une profession hors de chez elle, c’est quelqu’un qui a plusieurs métiers en même temps : cuisinière, blanchisseuse, éducatrice, décoratrice d’intérieur, comptable, jardinière, et j’en passe. Son métier ? Enseignante, évidemment. Elle n’y tenait pas dans un premier temps, mais faut voir ses préparations et sa créativité ! Elle fabrique même des bijoux et autres articles d’habillement très recherchés. Je l’admire, mais je me dis que la vie de Maman était peut-être moins stressante. La promotion de la femme, c’est parfois qu’elles se font crever un peu plus que nous.
Ma Puce va bien aussi. Enfin, cela dépend des mois. Oui, la sciatique. Croyez-moi ou non, mais je lui fais des massages chinois. J’en fais à d’autres aussi, à des personnes adultes et à des jeunes. Cela n’a rien de sexuel, vous savez. C’est technique. On voit à peine le corps qu’on masse. N’empêche qu’il ne faut pas me laisser seul avec Sophie Marceau. Je lui ferais des suppléments avec mon méridien hors-catalogue. Comme le notait saint Augustin : « La grâce ne détruit pas la nature. »
Ma femme pratique aussi plusieurs métiers, depuis que les enfants sont entrés à l’école. Mais le gros de son temps, vous ne me croirez pas, elle le consacre maintenant à la calligraphie. Oui, vous avez bien lu. Depuis qu’elle est retraitée, hors-sciatique on ne la voit plus : cours d’anglais, stage de calligraphie, courses en ville, sorties avec des copines, rencontres avec des anciennes élèves, courses ménagères, préparations de bons repas – il m’est impossible de faire des sacrifices avec elle – organisation des fêtes familiales.
On aime les fêtes familiales. Fête des mères, fête des pères, fête de Pâques et fête de Noël, et toutes les autres. La maison est souvent silencieuse en semaine, trop grande pour nous deux, mais le dimanche elle est un point de ralliement. On met alors les rallonges aux deux grandes tables. Les enfants se revoient. Leurs conjoints se revoient. Leurs enfants grandissent ensemble. Pourquoi attendre les enterrements ? Mais que serait cette maison sans la fée du logis ? Une cage sans canaris ! Un corps sans âme !
Une des plus belles fêtes est évidemment celle de Noël. Certes, on se bouscule plus pour les cadeaux que pour l’Eucharistie. Mais il y a quelque chose de chrétien là dedans. Pendant des semaines, on cherche ce qui ferait plaisir à chacun, vu son âge et sa personnalité. On se met à plusieurs pour assister la patronne. On mange et on boit autant que Jésus à Cana, sauf qu’on ne tombe jamais à court de carburant. Un repas, c’est sacré. Un bon repas, c’est bien sacré. Les petits-enfants vont d’émerveillement en émerveillement, quand ils reçoivent, mais aussi de plaisir en plaisir, celui de donner. Ils ont fabriqué des cadeaux et rogné sur leur pécule dominical. Pour offrir. A minuit, je descends pour la chorale et la messe. C’est bien, surtout qu’on ne chante plus le « Minuit, chrétiens ! » On a de nouveaux chants en français, parce que le bon Dieu est devenu polyglotte. Malheureusement, il n’y a plus sous la voûte que le Reste d’Israël.
D’où vous êtes, vous avez aussi pris connaissance de la fête de septembre. Ma femme est une rassembleuse. Elle s’est acoquinée avec Jacqueline de Bruxelles. On a ressemblé les descendants de Joseph, mon grand-père, et de Marie de Haut-Bois. Nous nous multiplions comme les impôts, les Chinois et les Flamands. Il y avait foule et je vous jure que nous avions plaisir à repenser à vous. Sans doute qu’on recommencera.
Vous ne m’avez toujours pas dit comment vous embrasser.
Affectueusement,
Robert. »
[1] « Jouer à la matche ».
[2] Le valet de pique a une place importante dans le jeu et y est aussi appelé le « noir valet » ou le « valet crotté ».
[3] L’orthographe des noms propres connaît des variantes. Ainsi, Terwagne ou Terwaigne, Petit Jean ou Petitjean.
[4] « Nous sommes tous des candidats à la mort. »
[5] « Il ne faut pas pleurer, j’ai fait mes valises. »
[6] « Cela ne vous gène plus, Camille ? »
[7] « N’as-tu pas un chausse-pied ? »
[8] « Je me sens mal. »
[9] « Attends toujours qu’on ait repiqué celui-là. »
[10] « Il me semble qu’on l’enterré profondément. »
[11] « Et ce que tu ne sais pas, c’est qu’il est à plat ventre. Comme ça, s’il gratte il descendra encore plus bas. »
[12] « C’est la première fois que je m’en vais avec elle sans me faire engueuler. »
[13] « Avec le nez que tu as, pour t’embrasser sur les deux joues, on y gagnerait à passer par derrière. »
[14] Si Maman m’avait donné du pareil, je tèterais encore. » Notons, au passage, qu’il n’a jamais dit : « Renée ».
[15] « Nous allons peser les cochons. »
[16] « Né fermier », ce qui lui valait notre sympathie spontanée.